L'Anthroposophie et l'art les drames-mystères

La conférence faite le 28 octobre 1909 à Berlin, sur l'essence des arts semble être l'introduction à une nouvelle étape de son œuvre. Cette conférence en effet, n'est pas celle d'un homme de science « sur l'art » mais elle est elle-même, une œuvre d'art, du premier au dernier mot. Les débuts de cette nouvelle étape se sont cependant manifestés un peu auparavant. Lors du IVè congrès annuel de la Fédération européenne des sections de la Société théosophique, à Munich, en 1907, il y eut des représentations dramatiques au programme.

« Au programme du congrès, il y eut une présentation artistique. Marie de Sivers avait traduit depuis longtemps déjà Le Drame sacré d'Éleusis de Schuré. J'en arrangeai le texte parlé pour le théâtre. C'est ce drame que nous présentâmes au programme. Il constituait, bien que sous une forme affaiblie, un lien avec l'antique substance des mystères, mais le point le plus important, fut que quelque chose d'artistique ait été introduit dans ce congrès. C'était la marque de la volonté bien arrêtée que, désormais, la vie spirituelle ne soit pas séparée de la vie artistique au sein de la société. L'endroit qui semblait prédestiné à cet aspect de l'anthroposophie était Munich. On y trouvait une atmosphère propre à l'épanouissement de l'élément artistique. Les deux pôles opposés du développement de l'activité anthroposophique furent Berlin et Munich. Berlin avait plongé peu à peu dans la sphère du rationalisme et de l'intellectualisme. On pouvait y expliquer l'anthroposophie à l'aide de concepts clairs.
Il en allait tout autrement à Munich. L'élément artistique y agissait depuis le début dans le travail anthroposophique. L'anthroposophie y prenait un tout autre visage que dans le milieu du rationalisme et de l'intellectualisme berlinois. L'image artistique est plus spirituelle que la notion rationaliste; elle est vivante, et ne tue pas le spirituel dans l'âme comme le fait l'intellectualisme. Les personnalités importantes susceptibles de former un auditoire étaient à Munich celles qui avaient le sentiment artistique. A Berlin, une branche homogène de la société se forma dès le début. Les intérêts de ceux qui cherchaient l'anthroposophie étaient de la même qualité, de la même essence. A Munich, les sentiments artistiques suggérèrent dans des cercles différents, des besoins, des exigences individuelles et je fis des conférences dans ces cercles. »

On comprend que ce travail artistique régulièrement poursuivi jusqu'en 1913, atteignit en août son point culminant, facilitant de multiples contacts avec les artistes de cette ville qui vivaient en dehors de l'anthroposophie. Parmi les auditeurs des conférences, on rencontrait des hommes comme Wassili Kandinsky et Alexi Jawlensky qui, par la suite, recherchèrent également Steiner pour lui demander des conseils personnels sans pour cela s'attacher réellement à l'anthroposophie. Nous apprenons dans la monographie de Kandinsky par Will Grohmann (Éditions de MontSchauberg), que celui-ci peignit la scène d' Ariel en 1908, après avoir entendu une conférence de Rudolf Steiner. « Il est possible que la perception spirituelle que possédait Rudolf Steiner avec lequel il était entré en rapports à Berlin (...) ait continué d'agir sur lui (...) Kandinsky avait comme Steiner conscience de la situation catastrophique, née de la trahison de la science, et il sentait que la perception, la vision spirituelles, étaient devenues nécessaires. »

Après la première représentation, en 1909, des « Enfants de Lucifer » d' Édouard Schuré, les drames-mystères devinrent à dater de 1910, le point central du travail anthroposophique. Le premier mystère écrit par Rudolf Steiner fut représenté et trois autres suivirent, un par an, jusqu'en 1913 :

1910, La Porte de l'Initiation.

1911, L' Épreuve de l'âme.

1912, Le Gardien du seuil.

1913, L' Éveil des âmes.

Un cinquième drame était prévu pour 1914, mais la guerre en empêcha la représentation. Si ces drames furent interprétés par des novices, des amateurs, ceux-ci n'en donnèrent pas moins toutes leurs forces, tout leur cœur. Ils firent grande et profonde impression sur les spectateurs pour la plupart membres bien préparés de la Société théosophique, et plus tard de la Société anthroposophique. Comparer ces drames avec les drames de la littérature classique traditionnelle, serait peine perdue. Ils doivent être pris pour ce qu'ils sont : des mystères. Des destinées humaines liées depuis plusieurs incarnations y sont représentées. On y voit des hommes en quête de l'esprit, entreprendre le chemin de la connaissance d'eux-mêmes, et arriver ainsi au seuil du monde spirituel — et chacun à sa manière. Leur vie méditative leur fait connaître les tentations et les consolations. Les expériences de la vie actuelle deviennent transparentes et conduisent vers les arrière-plans des vies précédentes, du Moyen Âge, jusque dans les temples égyptiens.

Il n'existe pas de tension dramatique au sens classique du mot, pas plus d'ailleurs que « d'effets scéniques ». « Révélation de l'esprit sous le vêtement de l'art », c'est l'expression que l'on pourrait employer pour caractériser ces drames-mystères de Rudolf Steiner. Ils contiennent, transposé sur le plan artistique, presque tout l'enseignement que Rudolf Steiner a pu donner, au plan de la connaissance, dans les livres où il traite de l'homme et de son destin par rapport aux vies terrestres successives. Des participants racontent que Rudolf Steiner, chaque matin, apportait, au cours des répétitions, la suite du drame, qu'il avait écrite pendant la nuit précédente. Bien que Rudolf Steiner ait dans l'ensemble dirigé les répétitions, on peut dire que c'est Marie Sivers (plus tard Marie Steiner) qui, par ses indications sur le texte, les costumes et la mise en scène, en était l'âme. Le destin qu'elle avait connu jusqu'alors la prédestinait à cette tâche. A Saint-Pétersbourg, elle avait déjà pris des cours de diction avec des acteurs réputés et l'avait fait aussi à Paris. Elle allait devenir actrice, elle-même, lorsqu'elle prit connaissance de la discipline théosophique. Alors elle renonça à cette carrière. Elle était naturellement douée d'une voix extraordinaire. La déclamation était son domaine. Ainsi, aux côtés de Rudolf Steiner, elle donna vie aux drames.

Le 24 août 1913, Christian Morgenstern écrivit de Munich à son ami l'acteur Frédéric Kaysler, après avoir vu un drame :
« Le drame steinerien n'est pas un jeu... il reflète les mondes et les réalités spirituels. C'est l'introduction à une nouvelle étape, une nouvelle époque artistique. Cette époque elle-même, est encore très loin; des centaines d'années peuvent s'écouler, jusqu'à ce que les hommes recherchant et désirant ce genre d'art purifié, soient devenus assez nombreux pour que dans chaque ville, la représentation de semblables mystères soit souhaitée et admise. Mais La Porte de l' Initiation est le point de départ historique de cette époque nouvelle, nous avons vécu sa naissance ici. (...) Quelque chose de prodigieux est né, là, devant nous et avec nous. Un panorama spirituel qu'une vie entière ne suffirait pas à comprendre, ni à apprendre complètement... »

Les représentations eurent lieu au fil des mois, sur des scènes munichoises, dans des théâtres (Gärtnerplatz et Théâtre populaire). Ces théâtres n'offraient évidemment que des scènes ordinaires, suffisantes pour les spectacles habituels, mais leur cadre ne se prêtait pas à la spiritualité des drames. C'est alors que l'occasion se présenta d'avoir une construction digne d'accueillir les représentations . On créa la « Johannes-Bau-Verein » (Union pour la maison Johannique) dans le but d'édifier un immeuble à Munich comprenant une scène spécialement aménagée pour les drames, et qui soit également un centre d'activités pour l'anthroposophie en Allemagne. Mais ce plan échoua. Par contre, des amis suisses offrirent à Dornach, près de Bâle, un assez grand terrain pour ce genre de construction. Rudolf Steiner s'y rendit, vit l'endroit et accepta la proposition.


Tableau des représentations
données à Munich
sous la direction de Rudolf Steiner

(D'après Selbsterkenntnis de Rudolf Steiner.)


1907 — 19 mai : Première représentation du Drame sacré d' Éleusis d' É. Schuré.

1909 — 22 août : Première représentation des Enfants de Lucifer d' É. Schuré.

1910 — 14 août : Première reprise des Enfants de Lucifer d' É. Schuré
               15 août : Première représentation de La Porte de l' Initiation de R. Steiner.

1911 — 13 août : Première reprise du Drame sacré d' Éleusis d' É. Schuré.
               15 août : Première reprise de La Porte de l' Initiation de R. Steiner.
               17 août : Première représentation de L' Épreuve de l' âme de R. Steiner.

1912 — 18 août : Deuxième reprise du Drame sacré d' Éleusis d' E. Schuré.
               20 août : Deuxième reprise de La Porte de l' Initiation de R. Steiner.
               22 août : Première reprise de L' Épreuve de l' âme de R. Steiner.
               24 août : Première représentation du Gardien du seuil de R. Steiner.

1913 — 19 août : Première reprise du Gardien du seuil de R. Steiner.
               20 août : Deuxième reprise du Gardien du seuil de R. Steiner.
               22 août : Première représentation de L' Éveil des âmes de R. Steiner.
               23 août : Première reprise de L' Éveil des âmes de R. Steiner.
               28 août : Première représentation d' Eurythmie.

La guerre éclate en août 1914 et met fin aux projets relatifs aux représentations futures.

Le Premier Gœtheanum

Un heureux coup du destin ! Il suffit de penser à la date : 1913. Un an plus tard, la grande guerre éclatait ! La Suisse demeura, au cœur de l' Europe, comme lors de la Deuxième Guerre mondiale, à l'abri de la catastrophe. Ainsi Rudolf Steiner eut la possibilité d'ériger le premier Gœtheanum dans le « triangle des trois pays », à l'endroit où la France, l' Allemagne et la Suisse ont des frontières communes. Le choix du nom de la construction indiquait au monde que Rudolf Steiner voulait lier son anthroposophie à Goethe et à son œuvre. En septembre 1913 eut lieu la pose de la première pierre, en avril 1914, la fête de l'achèvement. Tandis que le vacarme des canons retentissait des Vosges proches et que l'on pouvait voir de la colline de Dornach, les fumées des bombardements, des ouvriers de dix-sept nations créaient ensemble l'œuvre artistique de ce premier centre du mouvement anthroposophique. Un édifice en bois, surmonté de deux coupoles, fut érigé sur un socle en béton. Le style en était totalement nouveau. Il fallut vaincre d'extraordinaires et inhabituels problèmes mathématiques et techniques pour édifier la double coupole : l'une au-dessus de la scène, et l'autre au-dessus de la salle prévue pour mille personnes. La construction dont le coût atteignit plus de sept millions de francs suisses fut entièrement payée par des dons.

Des architectes, des sculpteurs et des peintres travaillaient ensemble à l'ouvrage et posaient les bases (naturellement sous la direction et avec l'aide pratique de Rudolf Steiner), de ce qui actuellement est connu et combattu sous le nom d'architecture, sculpture et peinture anthroposophiques. On garde de cette époque, de nombreuses épures et des esquisses de peintures de la main de Steiner. Des caricatures, qu'à l'heure du thé, il croquait sur des serviettes en papier, montrent son sens de l'humour. A l'arrière de la scène, dans la partie est de la construction, une statue du Christ devait s'élever. Debout entre les puissances adverses, Lucifer le tentateur, et le sombre et osseux Ahriman s'avance, le « représentant de l'humanité ». Ce groupe sculpté a été fait pour la plus grande partie, par Rudolf Steiner lui-même au marteau et au burin. Malheureusement, sa mort prématurée ne lui permit pas de l'achever. La statue sauvée lors de l'incendie de 1923, est aujourd'hui l'œuvre la plus impressionnante de toutes celles — de la main de Steiner — qui nous sont restées.

L'Eurythmie

Il a offert aux différentes cultures des différents peuples et pour tous les temps futurs, les arts de l'architecture, de la sculpture et de la peinture, mais dans les manifestations de ces arts, se reflétait l'état animique spirituel de l'esprit du temps. La pyramide des Égyptiens, le temple des Grecs, la cathédrale médiévale, sont également des manifestations de l'esprit du temps. Il est de l'essence même de l'anthroposophie que Rudolf Steiner ait donné dans les domaines de ces arts, une « impulsion culturelle par des voies nouvelles ». A l'époque de Berlin et de Munich, beaucoup d'artistes de premier ordre en quête de conseils, s'étaient tournés vers R. Steiner. Mais l'eurythmie fut, à tous égards, une création.

Elle ne peut et ne veut être comprise ni comme une gymnastique, ni comme une danse, ni comme une pantomime. Elle est bien « un art du mouvement », mais comme tel, et en même temps (excusez l'expression), l'eurythmie est un art de la conscience. Pour le comprendre, il faut extirper du mot « conscience » tout ce qui relève de « l' intellectualité ». Il n'est point d'art qui provienne de l'intellect — ennemi juré de tout art réel. L'eurythmie veut rendre visibles, grâce au geste et au mouvement, les lois spirituelles et la qualité de la parole et du son, et en faire des expériences artistiques. La « conscience en esprit » est nécessaire pour pouvoir éprouver et rendre avec art tous les processus vivants et invisibles qui reposent dans chaque voyelle, consonne, syllabe. en chaque mot parlé, en chaque sonorité. C'est de cette expérience « subjective-objective » que naît l'eurythmie, « langage visible », « chant visible ».

En 1912, l'eurythmie débuta de la manière la plus simple, sous la protection de Marie Steiner, dans trois directions : art scénique, moyen d'éducation (dans les écoles) ou eurythmie éducative et enfin mode de soins ou eurythmie curative. Pendant les dernières années de sa vie Rudolf Steiner perfectionna encore cet art qu'il avait entièrement créé, par deux cours d'eurythmie en vingt-trois conférences. L'École de Dornach, en Suisse, celle de Köngen, en Allemagne, montrèrent depuis, sur de nombreuses scènes européennes, combien étaient avancés le mûrissement et la réalisation des impulsions que Steiner avait données. L'eurythmie par rapport à l'évolution de l'art chorégraphique moderne, influencé par les rythmes africains et américains, qui en dernière analyse, prennent possession de l'inconscient et du sous-conscient de l'homme, apparaît, quant aux mouvements du corps, comme un art basé sur une impulsion thérapeutique.

Voici quelques aphorismes écrits par Steiner au sujet de l'eurythmie : « Tel que nous le voyons, l'homme possède une forme terminée. Mais cette forme arrêtée est née du mouvement. (...) Par l'eurythmie nous retournons aux mouvements originels. (...) Dieu fait de l'eurythmie, et par l'eurythmie, de par l'expérience de l'eurythmie, naît la forme humaine. (...) Car faire de l'eurythmie, signifie représenter des mouvements et des gestes, non point passagers, éphémères ou arbitraires, mais cosmiques, pleins de sens, qui ne peuvent être différents de ce qu'ils sont, et ne peuvent jamais émaner de l'arbitraire personnel de l'âme humaine. » (Dornach, le 24 juin 1924.)

L'eurythmie est peut-être le seul art qui permette de ressentir et de pressentir de faon aussi intense l'appartenance au cosmos. Marie Steiner déclarait quant à elle : « Faire de l'eurythmie signifie : chanter par des mouvements. C'est un chant. Ni une danse ni une mimique. Eurythmiser signifie chanter. »

L'Art de la Parole

Il faut avoir entendu parler Rudolf Steiner pour connaître son lien intime avec le langage. Le son naturel de sa voix chaude était imprégné de l'amabilité, de la bienveillance de l'idiome viennois. Le registre de cette voix était naturellement extraordinaire, à tel point qu'il pouvait réciter, par exemple, tous les rôles de ses drames. Bien qu'ayant laissé la priorité à Marie Steiner pour la création de l'art de la parole, il a de multiples façons et pour la dernière fois en septembre 1924, à la fin de son activité publique, lors de son cours sur « l'art de la parole et l'art dramatique », donné des preuves étonnantes de la qualité et du pouvoir de sa parole. Dans ce cours pour les professeurs d'art dramatique et d'art de la diction et pour les acteurs, un aspect de son œuvre atteignit son point culminant. Au début de son activité pré-anthroposophique, cet aspect était déjà en germe, mais il a voulu le rendre public en appelant le Gœtheanum « La Maison du Langage » et « La Maison de la parole », ou « La Demeure du verbe » .

Dans son autobiographie, il raconte comment dans les « feuilles dramatiques » de mars 1898, il a écrit sur « l'art de faire des conférences » :

« Élever un entretien ordinaire et en faire une oeuvre d'art est une chose rare. (..) Le sentiment de la beauté du langage et plus encore du langage précis et original, nous manque presque totalement. Le fait de bien parler est taxé de nos jours d'idéalisme manqué. On n'en serait jamais arrivé là si l'on avait été plus conscient des possibilités de développement artistique, des qualités créatrices, que renferme le langage.»
Et il poursuit (1925) :
« Ce que je ressentais alors, ne trouva que beaucoup plus tard sa réalisation au sein de la Société anthroposophique. Marie de Sivers [Marie Steiner], enthousiaste de l'art de la parole, se consacra à l'étude du langage, et il fut alors possible grâce à elle, dans les cours d'art de la parole et les représentations dramatiques, de se diriger vers un art véritable, élevant le niveau de la parole. »

A Dornach, l' École de l'art de la parole devint une partie de la « Sektion für redende und musikalische Künste » (Section des arts de la parole et de la musique), et depuis des dizaines d'années des récitants, des acteurs et des professeurs en suivent la discipline.