Karl Julius Schröer

La destinée plaça sur le chemin de Rudolf Steiner un homme qui eut une influence sans égale sur sa formation : Karl Julius Schröer, le germaniste - fils de Tobias Gottfried Schröer, qui dirigeait à Presbourd un lycée allemand et écrivais des drames et de livres d'Histoire et d'Esthétique - qui enseignait à cette époque la littérature allemande à l'école supérieure d'enseignement technique (l'Université de Vienne). L'Histoire de la poésie allemande, de Gervinus, exerça sur lui une forte influence.Son cours, la première année, avait pour objet : « La littérature allemande depuis Gœthe » et « La vie et les œuvres de Schiller ».

Dès sa première conférence, je fus fasciné. La chaleur de son comportement, son enthousiasme lorsque, du haut de la chaire, il récitait les poèmes, nous faisaient pénétrer véritablement l'essence même de la poésie. C'est à dix-neuf ans seulement que Rudolf Steiner découvrit le Faust de Gœthe pour lequel il se passionna. Après quelques-unes de ses conférences, j'eus l'occasion de faire plus intimement la connaissance de Karl Julius Schröer. Il m'invitait souvent chez lui, me parlait de ses cours, répondait volontiers à mes questions, et me confiait les livres de sa bibliothèque que je devais lire. Au cours de ces rencontres, nous parlions aussi un peu de la seconde partie du Faust dont il était en train de préparer une édition assortie de ses commentaires. C'est donc à cette époque que je lus la seconde partie du Faust... Les heures passées à la bibliothèque, je les consacrais à l'étude de la Métaphysique de Herbart, ainsi qu'à l'Esthétique ou science de la forme de Zimmermann. A cela s'ajoutait la Morphologie générale de Ernest Haeckel.

Rudolf Steiner écrivait le 13 janvier 1881 à un ami: Je dois à Dieu et à un heureux destin d'avoir rencontré ici à Vienne un homme que j'estime, admire et respecte tant comme professeur, savant, poète, que comme homme. Il s'agit de Karl Julius Schröer.

Les efforts de Schröer tendaient principalement à détruire le jugement erroné enraciné dans les cercles littéraires de l'époque, selon lequel la deuxième partie du Faust était œuvre de l'esprit défaillant d'un Gœthe sénile. On peut dire que ses efforts furent, jusqu'à un certain point, récompensés. Une autre de ses occupations consistait à sauvegarder les mystères de Noël du Haut-Rhin dont il publia un recueil sous le titre Jeux de Noël allemands joués en Hongrie . Ces jeux populaires faisaient revivre les récits du Paradis de la Nativité du Christ et de l'Apparition des trois rois mages. Ces mystères étaient joués chaque année par les paysans allemands émigrés en Hongrie et installés dans les environs de Presbourg. Plus tard, Rudolf Steiner ressuscita ces jeux en les représentant chaque année au Gœtheanum. Schröer voyagea pour étudier les dialectes allemands. Chaque fois qu'il trouvait des traces du folklores allemand dans les régions slaves, magyares et italienne de la Monarchie danubienne, il s'efforçait d'en connaître le caractère spécifique. C'est ainsi que naquirent ses dictionnaires de grammaire du dialecte de Zip répandu au sud des Carpathes, de celui de Gottschee parlé par une petite partie de la population allemande dans le Krain et du dialecte des Heanzen, encore en usage à l'époque de Steiner dans l'ouest de la Hongrie. (Ils sont encore actuellement présentés chaque année au Gœtheanum à Dornach et sont au nombre de trois : le jeu d'Adam et d'Eve, le jeu des bergers et de la nativité, le jeu des Rois mages et d'hérode.) (N.D.T.)

Le thème de base de la vie de Schröer demeurait Gœthe. Lorsque je me trouvais à ses côtés, je me réchauffais spirituellement. Il m'autorisait à passer des heures en tête à tête avec lui et j'avais alors l'impression qu'un troisième être se joignait à nous : l'esprit de Gœthe. Schröer vivait en effet si pleinement dans l'esprit et dans l'œuvre de Gœthe, qu'à chaque sentiment, à chaque idée qui naissait en son âme, on se disait instinctivement : Gœthe n'aurait-il pas ressenti ceci, n'aurait-il pas pensé cela de la même façon? Cet abandon de l'homme à la spiritualité de Gœthe se transmit du maître à l'élève. Gœthe fut, pour chacun d'eux, l'étoile qui les guida sur le chemin de la connaissance, mais ce fut pour l'un et l'autre, d'une façon tout à fait différente.

Il y avait, à Vienne, une jeune poétesse, Marie Eugènie delle Grazie. A seize ans déjà, elle avait fait parler d'elle en publiant non seulement des poèmes, mais aussi une épopée Herman, un drame Saül et une nouvelle intitulée La Bohémienne. Robert Zimmermann, esthète et philosophe éminent, a déclaré à son sujet : « Elle est le seul véritable génie qu'il m'ait été donné de rencontrer. » A peine Steiner eut-il lu un recueil des poèmes de Delle Grazie, qu'il rédigea un article qui lui valut la joie de la rencontrer une première fois. Elle habitait la maison de Laurenz Müllner, prêtre catholique et professeur de théologie (1848-1911) qui, en 1894, fut nommé Recteur de l'Université de Vienne. Il était son professeur et son plus fidèle ami. « Le développement ascétique de son âme avait imprégné non seulement son visage, mais encore tout son être, il possédait par ailleurs une vaste culture philosophique, artistique et littéraire » Ils formaient, à eux deux, le centre spirituel le plus puissant de Vienne. Chaque semaine, un cercle composé des personnalités les plus éminentes, parmi lesquelles on comptait des artistes et des savants, se réunissait chez eux. L'atmosphère de ces réunions faisait grande impression sur le sensible Steiner. Elles l'attiraient comme un aimant, tout en le repoussant immédiatement.

Des personnalités aux opinions les plus diverses se rencontraient chez Delle Grazie. La poétesse était le centre du cercle. Elle lisait ses poèmes; son visage mobile exprimait tout ce qu'elle ressentait en dévoilant sa conception de l'univers. Elle projetait ses idées sur l'existence et celles-ci n'étaient certes pas très lumineuses, mais plutôt sombres, rappelant un paysage lunaire, un ciel orageux qui faisait écran à la clarté du soleil. Des demeures des hommes s'élançaient dans l'obscurité, les grandes femmes porteuses des passions et des rêves où se consument les humains. Les images au travers desquelles elle nous parlait étaient profondément humaines et extrêmement attachantes, saisissantes, même; ce qu'elles contenaient d'amertume et de tristesse était comme voilé par le charme généreux d'une personnalité tout entière spiritualisée.

Au cours des années où R. Steiner, introduit par le protestant Schröer dans la vie et le monde spirituel de Gœthe, découvrait son propre « goethéanisme », il se trouvait également en présence, dans la maison de Müllner, d'un catholicisme cultivé dont la conséquence était une grande aversion pour Gœthe. Au contraire, ils étaient fortement attirés par les romans de Dostoïevsky dont ils appréciaient les descriptions géniales de la souffrance et des passions humaines. Dans les drames de Shakespeare, les personnifications réalistes des meurtriers et les égarements de leur faible nature humaine, éveillaient un intérêt intense. Cependant, Delle Grazie et Müllner reniaient tous deux violemment Gœthe. L'antipathie de Laurenz Müllner pour Gœthe portait l'empreinte du théologien catholique. Chez Delle Grazie, il s'agissait plutôt d'une profonde antipathie personnelle... Dans sa maison, le pessimisme se manifestait avec une violence extraordinaire, en faisant par là-même le centre de l'antigoethéanisme.

Il est très significatif que pour son développement, son évolution, Steiner ait accepté de faire l'expérience de cette opposition des atmosphères spirituelles de Schröer et du cercle de Delle Grazie. Schröer lui-même vint dans ce cercle le premier soir; ce fut la première et la dernière fois. Steiner en demeura l'hôte permanent aussi longtemps qu'il le put. Le fait que le cercle récusait Gœthe ne le dérangeait point. Car, l'une des maximes qui l'accompagna toute sa vie fut de ne jamais traiter un sujet, sans s'être auparavant familiarisé avec le sujet contraire, ni de juger un esprit sans connaître à fond les adversaires de celui-ci. C'est pourquoi, longtemps après, il put dire à propos du cercle de Delle Grazie : Je leur dois plus que je ne saurais le dire.

Nous touchons ici l'un des traits essentiels de l'être de Rudolf Steiner qui, souvent, lui valut d'être méconnu : l'intérêt inhabituel pour le  « tout autre » dans les âmes de ses contemporains. Rudolf Steiner n'a trouvé que peu de compréhension parmi ses professeurs et ses amis d'enfance pour ses propres problèmes spirituels, mais lui-même était toujours prêt à écouter et à comprendre leurs problèmes. Cette attitude l'amena tout naturellement à une sorte de double vie spirituelle. Mon âme luttait à cette époque contre l'énigme de la connaissance, et cette lutte, tout en éveillant parmi mes amis un grand intérêt, ne provoquait chez eux aucune participation active. Je demeurais donc assez seul face à cette énigme. Cependant, je vivais pleinement ce qu'éprouvaient mes amis et cherchais à comprendre leurs problèmes. C'est ainsi que deux courants opposés vivaient en moi. Je suivais l'un en solitaire, et l'autre dans la compagnie vivante d'hommes aimables. Rudolf Steiner souffrit de l'opposition de ces deux cercles auxquels il se savait profondément lié : Ma vie sentimentale partagée entre ces deux sphères, pour lesquelles mon affection et ma vénération étaient égales, fut comme déchirée.

C'est sous le même jour qu'il faut voir ses rapports avec son très éminent et respecté professeur Schröer. Ce dernier lui avait pour ainsi dire ouvert la porte de l'œuvre de Gœthe. J'accueillais avec la plus grande sympathie tout ce qui venait de Schröer. Même alors, je ne pus faire autrement que de construire, dans ma propre âme, dans une totale indépendance, même vis-à-vis de lui, ce qui était le but de ma recherche intérieure. Schröer était un idéaliste. Le monde des idées s'identifiait pour lui avec la force créatrice qui se manifeste dans la nature et dans l'homme. Pour moi, l'Idée n'était que l'ombre du monde vivant de l'esprit. Ces quelques mots que l'on trouve dans l'autobiographie de R. Steiner, expriment l'abîme qui le séparait de Schröer et de tous les autres hommes.

L'une des silhouettes les plus intéressantes du riche cercle spirituel qui entourait les Delle Grazie-Müllner, était Wilhelm Neumann, prêtre cistercien de l'ordre de la Sainte Croix, dont le nom était connu tant dans le monde des savants que dans celui des ecclésiastiques. Rudolf Steiner aimait tout particulièrement à s'entretenir avec lui lorsqu'ils revenaient ensemble des soirées de Delle Grazie. J'aimerais mentionner ici deux de ces conversations. L'une se rapportait à l'entité du Christ. J'exprimai mon opinion, selon laquelle Jésus de Nazareth avait, grâce à une influence extérieure, accueilli en lui le Christ et que depuis le mystère du Golgotha, le Christ vit comme entité spirituelle, et comme telle, participe à l'évolution de l'humanité. Cette conversation est restée profondément gravée dans mon âme et elle me revenait souvent en mémoire, car elle fut extrêmement importante. Trois interlocuteurs étaient en quelque sorte, en présence : le Professeur Neumann et moi, plus un être invisible, personnification de la dogmatique catholique, qui se tenait menaçante et visible aux yeux de l'esprit, derrière le Professeur Neumann. D'une tape sur l'épaule, elle le remettait dans le droit chemin, quand la logique subtile du savant me faisait trop de concessions. Il était très curieux d'entendre celui-ci émettre des conclusions contraires à ce que ses prémices faisaient prévoir. Cet homme, à cette époque, était l'un des plus représentatifs de la vie catholique, que j'ai appris à connaître, par l'observation d'abord, mais également et de façon réelle et profonde, grâce à lui.

Quant à l'autre entretien, il fut consacré aux vies terrestres successives. Le Professeur m'écouta, puis parla de toute la littérature qui traitait du même sujet; souvent, il secouait doucement la tête, sans manifester l'intention de discuter d'un thème aussi singulier. Malgré cela, cet entretien est également demeuré dans ma mémoire. Le malaise qu'avait éprouvé Neumann à formuler intérieurement et sans les exprimer, des objections contre ce que j'avançais, est resté profondément gravé en moi. Il n'est pas surprenant que quarante ans plus tard, Steiner se souvienne si exactement de ces deux conversations avec Wilhelm Neumann. Il s'agissait en effet des deux thèmes, des deux points culminants de la future « anthroposophie » qu'il allait enseigner : la christologie et la réincarnation. Rudolf Steiner, âgé alors de vingt-quatre ans, voyait ces deux thèmes simultanément confrontés, grâce à la présence de Neumann, avec les enseignements de l'Église que lui-même avait reçus, et ressentait fortement la « gêne » que ses idées faisaient surgir chez les représentants de la théologie romaine. C'est la raison pour laquelle il y reconnut le prélude à toutes les expériences qu'il devait plus tard affronter.

A ces réunions chez la poétesse assistaient occasionnellement le philosophe Adolf Stöhr, la romancière Goswine von Berlepsch, Émile Mataja (qui écrivait sous le pseudonyme d'Emil Marriot), le poète et écrivain Fritz Lemmermayer, avec qui Rudolf Steiner devait établir une amitié durable : Lorsqu'il parlait de sujets qui l'intéressaient, il s'exprimait  avec une dignité mesurée. Extérieurement, il ressemblait à la fois au pianiste Rubinstein et à l'acteur Lewinsky. Son admiration pour Hebbel était sans limites. Ses opinions sur l'art et sur la vie résultaient d'un sentiment intérieur profond et sage, et il ne manquait pas de les affirmer avec conviction. Il était l'auteur d'un roman intéressant et subtil: « L'alchimiste » - ainsi que d'autres ouvrages remarquables. Il possédait l'art de mettre en valeur les plus petits faits de la vie. Je me souviens du jour où, avec quelques amis, j'étais allé le voir dans sa petite chambre donnant sur une ruelle de Vienne. Il venait de préparer lui-même son repas, composé de pain et de deux œufsà la coque cuits sur un réchaud. Pendant que bouillait l'eau, il annonça avec enthousiasme: ce sera un repas délicieux !

Était présent aussi Alfred Stross, ce compositeur génial, était un grand pessimiste. Lorsque, chez Delle Grazie, il se mettait au piano pour nous jouer ses œuvres, nous avions le sentiment d'une musique proche d'Anton Bruckner mais s'évaporant, s'efforçant de fuir l'existence terrestre. Stross était peu compris; Fritz Lemmermayer l'aimait beaucoup. Tous deux, Lemmermayer et Stross, étaient liés d'amitié avec Robert Hamerling. Je leur dois d'avoir eu un échange de correspondance avec ce dernier. Stross tomba gravement malade et mourut frappé d'aliénation mentale. Le sculpteur Hans Branstetter se rendait aussi chez Delle Grazie.

Les cafés viennois avaient alors une renommée mondiale. C'est là que se réunissait la majorité des intellectuels de la monarchie austro-hongroise. On y prenait des décisions politiques, on y écrivait des poèmes et des romans, et ce qui était plus important, on « s'y rencontrait » sans contrainte, comme par hasard, sachant cependant où, quand et qui on pouvait y trouver. Bien souvent me reviennent les conversations interminables que nous eûmes alors dans un café renommé de la place Saint-Michel à Vienne. C'était le café Griensteidl, où il recevait son courrier. Les gens que Rudolf Steiner fréquenta à Vienne et dont les noms, à l'époque, étaient connus, même hors de la capitale autrichienne, sont aujourd'hui oubliés. Un des plus jeune de ce groupe était Joseph Kitir, qui cultivait un genre lyrique inspiré par Martin Greif. C'était une nature naïve. Pendant une courte période, il fut étroitement lié à Rudolf Steiner. C'est tout juste si l'on se souvient encore du poète Fercher von  Steinwand, idéaliste plein de sensibilité et d'idées. Fils de pauvres gens, il avait connu dans sa jeunesse de grandes privations. L'éminent anatomiste Hyrtl sut l'apprécier et faire en sorte qu'il put se consacrer à sa poésie, sa pensée et sa réflexion. Robert Hamerling l'avait apprécier dès son premier ouvrage poétique « Comtesse Seelenbrand ».Grande fut ma joie le jour où il apporta ses « essais cosmiques ». Il s'agissait du « Chœur des impulsions originelles », et du « Chœur des rêves originels », poèmes enthousiastes exprimant des sensations qui semblent émaner des puissances créatrices de l'univers. Je considère comme une des choses les plus importantes de ma jeunesse le fait d'avoir pu connaître Fercher von Steinwand. Cette personnalité agissait comme celle d'un sage dont la sagesse rayonne à travers la poésie pure.

A l'époque où j'acquis de plus en plus de notions concrètent sur les incarnations successives, je fis la connaissance du mouvement théosophique dirigé par Mme H. P. Blavatsky. Un ami me procura « Le Bouddhisme ésotérique » de Sinnet. C'est le premier livre théosophique que j'eus entre les mains; il ne me fit aucune impression. J'étais heureux de ne pas l'avoir lu avant d'avoir acquis par moi-même certaines vérités. Son contenu me rebutait; mon aversion contre cette manière de présenter le suprasensible m'aurait sans doute empêché de m'engager plus avant sur la voie qui m'était pourtant tracée.

L'année 1888, parut l'épopée satirique « Homunculus », de Robert Hamerling. Elle offrait à la société de l'époque un miroir qui grossissait d'une façon caricaturale son matérialisme et son penchant pour le côté frivole de la vie. Hamerling voulait stigmatiser la double déformation de la civilisation moderne: d'une part un manque de sensibilité pour le spirituel, le monde étant considéré comme un mécanisme et la vie organisée comme une machine; d'autre part une fantaisie privée d'âme, ne cherchant pas à établir de rapport véridique entre cette fiction de vie spirituelle et la réalité. Le côté grotesque des images peintes par Hamerling lui fit perdre un grand nombre de ses anciens admirateurs. Cet « Homunculus » me fit une impression très profonde. Il me semblait mettre en évidence les forces qui, dans la civilisation moderne, obscurcissent l'esprit. J'y trouvai un sérieux avertissement à l'adresse de notre temps.

Cette année là aussi, Rudolf Steiner fut introduit dans la famille du pasteur Alfred Formey. Une fois par semaine des artistes et écrivains se réunissaient chez lui. Lui-même était poète. Son grand ami Fritz Lemmermayer l'avait caractérisé en ces termes : « plein de bonté, avec une sensibilité profonde pour la nature, quelque peu exalté, pour ainsi dire ivre de croyance divine et de béatitude; il semble vivre et rêver dans les nuées ». La veuve de Friedrich Hebbel y venait de temps à autre. Quand Christine Hebbel racontait des histoires, une chaleur d'âme envahissait tous ces auditeurs. L'actrice Wilborn venait aussi chez les Formey. Ce cercle qui s'était constitué autour de Formey avait pris l'habitude de se réunir également chez Madame Wilborn. Mais quelle différence! L'ouverture sur le monde, la joie de vivre et le besoin d'humour régnaient ici et contaminaient aussi ceux qui, chez le pasteur, demeuraient toujours graves et sans réaction, même quand le poète populaire viennois Friedrich Schlögl faisait le récit de ses histoires drôles. Chez Wilborn on riait à gorge déployée. Chez Wilborn, Formey était un homme du monde. Chez Formey, Wilborn ressemblait à une abbesse. On pouvait faire des études intéressantes sur la manière dont ces gens se transformaient, jusque dans l'expression de leur visage.

Lorsque Steiner évoquait plus tard ce foisonnement d'idées et de physionomies originales, des noms se pressaient sans fin sous sa plume ou sur ses lèvres. Aujourd'hui, les neuf dixièmes sont tombés dans l'oubli. Ils n'en ont pas moins composé ce miroir du monde où pouvaient se lire déjà maints signes précurseurs de l'histoire qui s'est inscrite depuis dans la réalité. Quelques-uns de ces noms sont pourtant, aujourd'hui encore, évocateurs de toute l'époque. Par exemple, celui de Victor Adler, le chef du socialisme autrichien, personnalité ardente et volontaire qui, de sa table, lançait des théories que Steiner d'ailleurs « écoutait avec peine ». Comment eut-il admis en effet l'image d'une société qui concentrait tout le pouvoir dans une dictature économique, et pour qui la vie spirituelle ne serait qu'une survivance du passé, une superstructure accessoire ? Il fit également la connaissance de Pernenstorfer qui voulait quitter le parti national pour rejoindre les socialistes. C'était une personnalité forte au savoir étendu et un critique éclairé des misères de la vie publique. Je fus amené par eux à étudier Karl Marx, Friedrich Engels, Rodbertus et d'autres écrivains d'économie sociale. Je ne pouvais adhérer à leurs doctrines. Il m'était personnellement douloureux d'entendre dire que seules les forces matérielles et économiques assurent le développement de l'histoire de l'humanité, et que l'esprit n'est qu'une superposition idéelle à ce monde « véritablement réel ». .pour moi, les affirmations des théoriciens socialistes résultaient de ce qu'ils fermaient les yeux devant la vraie réalité. Je me rendais compte pourtant que la « question sociale » avait une importance illimitée.

Un peu plus loin se discutaient avec ardeur les curieux phénomènes dont Freud, le contemporain de Steiner, allait déduire sa psychanalyse. Steiner n'a pas personnellement connu Freud et il a même fait plus tard une critique pénétrante de ses théories. Mais il a participé à la vie très animée des cercles médicaux, il a connu et estimé le médecin qui a le plus influencé les origines du freudisme : le docteur Breuer. Chacun de ces germes nouveaux apportait avec lui un progrès dans le matérialisme, un recul des traditions idéalistes dont avaient été imbus jusqu'alors les milieux viennois. Dans les salons où, il n'y a pas longtemps encore, dominait le charme léger et sentimental d'une mélodie de Schubert, d'un poème de Mörike, la sécheresse du matérialisme commence, en cette fin de siècle, à opérer ses ravages, à préparer des effondrements. Cette sécheresse est un poison pour l'âme autrichienne ; elle l'atteint dans sa sensibilité déjà nostalgique et y introduit le désenchantement, le doute. Elle gagne les sciences exactes et jusqu'à la médecine, où elle provoque le nihilisme; elle s'attaque aux arts mêmes.

Rudolf Steiner Précepteur

Rudolf Steiner fut très tôt confronté avec ce qui, dans les dernières années de sa vie, devint la « pédagogie curative ». Sur le conseil du Professeur Karl Julius Schröer, il devint en 1884, précepteur dans la famille de Ladislas et Pauline Specht, et le demeura jusqu'à son départ de Vienne en 1890.

Le destin me donna, dans le domaine de la pédagogie, une mission particulière. J'entrai comme précepteur dans une famille où il y avait quatre garçons. Je faisais préparer l'école communale aux trois premiers puis je leur donnais des répétitions pour le cours moyen. Je fus chargé de toute l'éducation du quatrième, âgé d'environ dix ans. C'était lui qui causait le plus de soucis aux parents, particulièrement à la mère. Lorsque j'arrivai dans la famille, il connaissait à peine les éléments de la lecture, de l'écriture et de l'arithmétique. Il était tellement anormal quant à son développement physique et psychique, que dans la famille, on doutait qu'il soit encore éducable. Sa pensée était lente et endormie; le moindre effort lui valait des migraines, chute de tension, pâleur, et le rendait même craintif... J'eus la satisfaction au bout de deux ans, de voir l'enfant suivre l'école communale, et réussir l'examen d'entrée au lycée. Sa santé s'était beaucoup améliorée. L'hydrocéphalie était en régression très nette. Je pus proposer aux parents de présenter l'enfant à l'école publique.

Je suis reconnaissant au destin de m'avoir placé dans de telles circonstances, car j'ai acquis par cette expérience, de façon vivante, la connaissance de l'entité humaine. Je crois que je n'aurais jamais pu en avoir une connaissance aussi vivante si mon chemin ne m'avait conduit là... Mon élève fit donc ses études au lycée. Je restai à ses côtés jusqu'à la « unterprima », classe de première. Il avait alors fait tant de progrès qu'il n'avait plus besoin de moi. Après le lycée, il entra à la faculté de Médecine, devint médecin, et c'est comme tel qu'il fut tué pendant la guerre... Une bonne partie de ma jeunesse est liée à cette mission.

Plus tard, Rudolf Steiner se souvint avec gratitude de sa vie dans la famille Specht, de sa mission auprès de cet enfant - Otto Specht - et de sa guérison. Sa destinée lui permit ainsi, de très bonne heure, de se tourner vers les problèmes de la santé et de la maladie, de façon concrète. Sans ces sept années d'apprentissage, il n'aurait guère eu, par la suite, la possibilité d'inaugurer son mouvement de pédagogie curative.