Fondation de la communauté des chrétiens (1921-1922)
Dans le chaos qui suivit la première guerre mondiale, l' Église évangélique allemande se trouva dans une pénible situation. C'est alors qu'un groupe de jeunes théologiens et d'étudiants en théologie, se tourna vers Rudolf Steiner pour lui demander aide et conseil. Celui-ci avait toujours affirmé que jamais il ne se présenterait sous l'étiquette d'un « fondateur de religion ». L'anthroposophie, comme science, donne la priorité à la recherche d'une connaissance et à la découverte de la vérité. C'est pourquoi, tout homme peut être membre de la société anthroposophique, quelle que soit son appartenance à une religion quelconque. L'anthroposophie ne dérange aucune connaissance religieuse. C'est ainsi que Rudolf Steiner en 1917, à Bâle, formula le rapport existant entre son enseignement et les diverses confessions.
On ne peut pas faire de l'anthroposophie une religion.
Mais à partir de l'anthroposophie, réellement comprise, peuvent
naître des besoins religieux vrais, nobles, purs et sincères. Des
voies différentes sont nécessaires à l'âme humaine
pour accéder à son but; non seulement la voie que les forces de
la connaissance lui proposent, mais aussi celle, chaude et ardente, qui lui
permet d'atteindre le monde spirituel par la connaissance religieuse, par le
véritable sentiment religieux.
Pendant la même année 1917,
à Berlin, Rudolf Steiner traita également ce thème
:
Il ne faudrait pas présenter la chose comme si les
aspirations de la science spirituelle devaient être un ersatz des exercices
religieux et de la vie religieuse. La science spirituelle peut être de
la manière la plus valable, et tout particulièrement en ce qui
concerne son rapport avec le mystère du Christ, un support, une
base puissante pour la vie religieuse et les exercices religieux, mais il faut
savoir clairement que la vie religieuse avec tous ses exercices, vécue
au sein d'une communauté humaine, enflamme la conscience de l'esprit
dans l'âme... Si cette conscience de l'esprit doit devenir vivante en
l'homme, celui-ci ne peut point s'arrêter à des représentations
abstraites de Dieu ou du Christ, mais il lui faut se sentir vivre,
avec des forces constamment renouvelées, au sein de l'exercice religieux,
dans l'activité religieuse qui, pour des hommes différents, peut
prendre les formes les plus variées.
Parmi les auditeurs, se trouvait l'orateur sacré
le plus connu de l' Église évangélique
de Berlin, le Dr Frédéric Rittelmeyer, homme profondément
religieux et directeur de conscience (pasteur). II avait été rappelé
en 1916 de Nuremberg où, avec son ami le Dr Christian
Geyer, il avait eu une intense activité comme prédicateur
annonciateur du message du Christ, au sein de l'
Église évangélique luthérienne, pour être
nommé à Berlin, à la « nouvelle église
». A Nuremberg comme à Berlin, lorsque Rittelmeyer
prêchait, les églises étaient pleines à craquer.
Les recueils de ses prêches (« Dieu et
l'âme », « Vivre de Dieu »)
étaient largement lus, et on les trouvait dans la plupart des maisons
luthériennes. A Berlin, Rittelmeyer devint membre de la
Société anthroposophique. En 1921,
il apprit que de jeunes théologiens s'étaient tournés vers
Rudolf Steiner, lui demandant conseil et le priant d'aider à la rénovation
de l' Église chrétienne. Celui-ci
s'inclina et invita les théologiens à deux cours. A la Pentecôte,
à Stuttgart, et en automne, à Dornach. Rittelmeyer
vint également au deuxième de ces cours. Ceux qui participèrent
à ces semaines, en gardèrent une impression extrêmement
profonde. A l'étonnement de beaucoup, on découvrit que Rudolf
Steiner pouvait être en même temps un théologien très
pieux, et connaître parfaitement les problèmes ecclésiastiques
et cultuels, mais aussi donner de judicieux conseils.
L'état caractéristique de l'
Église que décrivit Rudolf Steiner à cette époque,
fut formulé trente ans plus tard par le théologien protestant
Paul Tillich : « La disparition totale
de l'élément sacramentel aurait conduit à la disparition
du culte et en fin de compte, à l'abolition de l'Église visible.
» Mais, tandis que Tillich observe avec souci la «
mort des sacrements » et, résigné, affirme, «
les forces adverses sont partout invisibles, même dans la théologie...
». Rudolf Steiner, devant les théologiens réunis autour
de lui, édifie dans tous ses détails le sacramentalisme de l'avenir.
C'est avec la plus grande gravité qu'il montra la nécessité
de ce renouveau religieux et chrétien : ses représentants et ses
prédicateurs devaient être eux-mêmes pénétrés
d'enthousiasme et inspirés par Dieu, tout en cherchant de toutes
leurs forces à mener une « vie de Dieu
». Cette exhortation et cet appel furent recueillis par une partie
des théologiens rassemblés autour de Rudolf Steiner. Ils abandonnèrent
leurs situations et les emplois qu'ils occupaient, et se mirent au service de
ce « Mouvement pour la rénovation religieuse
». A Berlin, Marburg et Tübingen, plusieurs
groupes d'étudiants se formèrent bientôt, qui se préparèrent
dans l'enthousiasme à accomplir la mission qui leur était dévolue.
Un an plus tard, en septembre 1922, à Dornach,
fut fondée grâce à l'aide décisive et altruiste de
Rudolf Steiner, la première association de la communauté des chrétiens,
Die Christengemeinschaft. Frédéric
Rittelmeyer en prit la direction, entouré d'hommes actifs d'une génération
plus jeunes. Cependant, quelques hommes plus âgés se joignirent
à eux comme le professeur hindouiste de l'université de Berlin
: Hermann Beckh, connu par son exposé sur le bouddhisme, le pasteur
Auguste Pauli, ancien adjoint de Jean Müller, le frère
de Rittelmeyer, Henri Rittelmeyer, recteur au séminaire
d'enseignement de Herforder. A côté des théologiens,
vinrent des artistes, des commerçants, des dirigeants des mouvements
de jeunesse... Tous avaient entendu l'appel et rompu tous les ponts avec la
vie professionnelle menée jusqu'alors. Comme s'ils étaient animés
de l'esprit de Pentecôte des premiers chrétiens, ce groupe fondateur
du sacerdoce de la Communauté des chrétiens,
se sentit désigné et envoyé dans le monde et vers tous
les peuples et tous les hommes. Au service de «
L'Église johannique », au sens de Schelling et Novalis
à l'écart donc de la succession de Pierre ,
le nouveau clergé administre les sept sacrements, récuse tout
dogme, favorise la liberté d'enseignement du pasteur et la liberté
confessionnelle des membres de la Communauté. La fondation de cette communauté
chrétienne ecclésiastique, avec le concours de Rudolf Steiner,
a souvent été mal comprise. Il ne faudrait pas l'accoler à
l'anthroposophie et à la Société
anthroposophique, comme une « aile religieuse » . Ce
serait méconnaître aussi bien l'anthroposophie que la Communauté
des chrétiens. L'anthroposophie est et demeure, d'après ses
prémisses, un courant de connaissance scientifique de l'esprit et, comme
tel, peut et doit rester totalement humaine tout en possédant l'élément
religieux immanent.
La Communauté des chrétiens est tout naturellement
membre de l'invisible « Église du Christ
» qui, pendant près de deux mille ans, depuis Jérusalem
et le lac de Genézareth, a pris forme visible et fait son chemin
tout autour de la Terre. Celle-ci, malgré une permanence extérieure
assurée connut bien des métamorphoses et subit au XIXè
siècle, à cause du libéralisme et du développement
de l'information, une laïcisation qui entraîna une altération
des impulsions chrétiennes originelles. Dogmatisme et orthodoxie poussèrent
à cette dégradation. Tandis que toutes les autres Églises
et Communautés chrétiennes, au milieu de cette détresse
intérieure, ont jusqu'à présent plus ou moins remarqué
l'uvre de Rudolf Steiner, la considérant tout au plus comme une
gêne entravant leurs activités, les fondateurs de la Communauté
des chrétiens voient, dans cette uvre, l'aide spirituelle décisive
indispensable à notre époque scientifique et par conséquent
à la pérennité de l' Église
du Christ au XXè siècle. Ils choisirent Stuttgart
comme centre de la Communauté.
En quelques années, ce «
mouvement de rénovation religieuse » s'étendit principalement
d'abord dans les grandes villes allemandes; puis, en Suisse, Hollande, Angleterre.
Autriche, Norvège, Suède et Tchécoslovaquie. A la suite
de la Deuxième Guerre mondiale, de grandes communautés comme celles
de Prague, Königsberg, Dantzig, Breslau et Stettin disparurent. En 1941,
dans ce qui fut la « Grande Allemagne », la Communauté
des chrétiens fut interdite par le national-socialisme. Les communautés
furent dissoutes, leurs centres envahis par la Gestapo et de nombreux pasteurs
faits prisonniers. Après la guerre, la Communauté reprit silencieusement
son essor. En Allemagne, les lieux de culte réapparurent, puis on construisit
des églises. La première « nouvelle église
» de Rittelmeyer ayant été détruite, une nouvelle
église de la Communauté fut bénie à la Pentecôte
1962, à « Berlin Wilmersdorf ». De nouvelles
communautés ayant leurs propres pasteurs se formèrent aussi en
France, aux U.S.A., au Canada, en Argentine et au Brésil.
Les dernières années (1922-1923)
L'intensité avec laquelle Rudolf Steiner travailla
pendant les sept dernières années de sa vie, après la Première
Guerre mondiale, dépasse toute commune mesure. L'élaboration et
le développement de l'anthroposophie auraient déjà suffi
à emplir une vie entière, mais ses institutions sociales, médicales,
pédagogiques et autres, lui ravirent ses dernières forces. Le
souci de la vie même de la Société
anthroposophique s'y ajouta car le nombre des membres s'était beaucoup
accru en peu de temps. Des difficultés humaines en résultèrent
dont le règlement, en définitive, revenait toujours à Rudolf
Steiner. Certains groupes d'étudiants qui s'étaient formés
dans plusieurs universités, faisaient beaucoup de zèle et une
publicité active. Les adversaires ne se firent pas attendre, des polémiques
pour ou contre, s'élevèrent, que Steiner ne désirait aucunement.
Des membres du mouvement de la jeunesse allemande rencontrèrent, au sein
de la Société, des membres plus âgés, qui
pour la plupart avaient certaines difficultés à se défaire
de l'allure et du genre de l'« époque théosophique
». La prétention et un esprit révolutionnaire prévalurent
au cours de ces rencontres. Une idée s'en dégagea alors : les
« vieux » en savent long, mais en font peu. Les « jeunes
» en savent peu, mais veulent faire beaucoup. Ce genre d'antithèse
mena immanquablement à des déchirements. La vie au sein de la
Société théosophique (plus
tard anthroposophique) avant la guerre, n'avait pas été troublée,
aussi les membres avaient-ils pu diriger paisiblement leur intérêt
sur l'élaboration de la vie intérieure ésotérique.
La Société fut alors obligée, étant donné
la création des nouvelles branches, de prendre position face au monde.
Bien des membres n'étaient pas encore mûrs pour cela. Mais on remarquait
en même temps le trouble apporté par un certain envahissement du
travail anthroposophique par les étrangers. Des savants qui n'avaient
pas encore suffisamment mûri intérieurement la nouveauté
de l'anthroposophie, devinrent membres à part entière. Ils mêlèrent
au travail de la Société, leurs habitudes de pensée,
venues du monde extérieur, sans les transformer en les purifiant.
A la grande douleur de Steiner, cela produisit comme un
corps étranger qui s'insérait dans l'anthroposophie elle-même
et l'altérait. On n'arrivait pas toujours à bannir un esprit sectaire
étroit et un mysticisme vague et indécis. A ces problèmes
au sein de la Société, s'en ajoutèrent d'autres,
non moins délicats, venant de l'extérieur. Les entreprises agricoles
de la Société Anthroposophique
qui, en Suisse portaient le nom de «
Futurum A.G. » et en Allemagne «
Der Kommende Tag A.G. » avaient fusionné et, à cause
de l'inflation, se trouvèrent dans une situation financière difficile,
si bien qu'il fallut en arriver à une liquidation partielle. Des adversaires
venus principalement de sphères nationalistes et confessionnelles, dirigèrent
des accusations furieuses contre Steiner et son anthroposophie. En mai 1922,
à Munich, à la fin d'une conférence sur «
L'anthroposophie et la connaissance de l'esprit », à l'hôtel
des Quatre-Saisons, les nationalistes partisans de Rowdys en arrivèrent
à des voies de fait sur la personne même de Steiner. L'intervention
courageuse de quelques amis ( le Dr Noll et le Dr Büchenbacher
notamment ) parvint à le protéger des brutalités; on réussit
finalement à le faire sortir par une porte de secours. La tournée
qu'il fit ensuite, et qui avait été organisée par l'Agence
« Wolf et Sachs » se termina sans ennuis d'aucune sorte et
le conduisit dans les huit principales villes d' Allemagne. Mais c'était
un avertissement, le signal du coup beaucoup plus dur qui allait suivre...
Comme toujours, la vie de Rudolf Steiner à l'époque
de Noël ( fin 1922 début 1923 ) fut surchargée
de travail. Dans un cycle de conférences dont la fin fut consacrée
au grand penseur médiéval Nicolas de Cuse et dont le thème
général était : « L'apparition
et l'évolution de la science dans L'Histoire du monde », il
approfondit les exposés qu'il avait déjà commencés
en novembre sur le thème : « Le rapport
du monde des étoiles avec l'homme et de l'homme avec le monde étoilé
», par quatre conférences pour les fêtes, sur «
La communion spirituelle de l'humanité », qu'il fit pendant
la semaine de Noël.
Il déclara à la Saint-Sylvestre (1922) :
« Ce qui ne serait que connaissance abstraite, devient
une relation de sentiment et de volonté avec le monde. Le monde devient
la maison de Dieu. L'homme connaissant (...) devient un être qui
se sacrifie. Notre grande mission actuelle est de remarquer combien l'esprit
de la Saint-Sylvestre passe et meurt, mais combien aussi dans les curs
des hommes conscients de leur véritable état d'êtres humains
et d'humains-divins, l'esprit de l'an nouveau doit être l'esprit d'une
époque nouvelle, l'esprit d'une renaissance...»
Les dernières paroles de son entretien de
la Saint-Sylvestre se perdirent dans le vide. Le dernier auditeur avait
déjà quitté la salle. Un témoin oculaire raconte
ce qui suivit :
« Peu après, le veilleur de nuit remarqua
de la fumée. Les avertisseurs d'incendie du Gtheanum furent
mis en action par le gardien et aussitôt les spécialistes furent
sur place. On annonçait de la fumée dans la salle blanche. Immédiatement,
un certain nombre de salles de l'aile sud de l'édifice furent ouvertes
et explorées. Dans aucune d'elles il n'y avait de feu. De la paroi extérieure
ouest de l'aile sud sortit de la fumée.(...) Ce mur fut immédiatement
abattu et l'on vit que l'espace compris entre les deux parois, où se
trouvait toute la charpente de l'édifice, était en flammes.(...)
Lorsque l'alarme (...) atteignit les maisons environnantes, nous nous précipitâmes
vers la colline. En quelques minutes, des tuyaux en grand nombre furent utilisés
depuis la terrasse et l'incendie noyé de trombes d'eau. Nous croyions
encore que les progrès du sinistre pouvaient être arrêtés
et le feu éteint. Les pompiers, entourés de centaines de volontaires,
faisaient courageusement leur travail.
Mais de l'aile sud du bâtiment, la fumée s'élançait
de plus en plus violemment. Nous nous ruâmes à l'intérieur...
Dans la grande salle des coupoles, nous fûmes reçus par le grondement
des flammes qui dévoraient les parois et les traversaient. Tout ce qui
était transportable fut sauvé. Mais bientôt la fumée
devint si épaisse que l'on étouffait. Une voix nous lança
l'ordre de Rudolf Steiner de quitter le bâtiment. La puissance du feu
avait dépassé et vaincu la volonté des hommes. A minuit,
les coupoles s'écroulèrent et à sept heures du matin, les
magnifiques colonnes continuaient encore à flamber au milieu des cendres.
Rudolf Steiner marcha silencieusement toute la nuit autour
de l'édifice en flammes. On ne l'entendit qu'une seule fois dire : Tant
de travail pendant tant d'années! Il resta jusqu'au matin devant les
ruines fumantes. Calme, soucieux que personne n'ait été blessé,
ne soit en danger. Sa grandeur, sa dignité et sa bonté nous donnèrent
à tous, en cette nuit, la force de supporter le désastre. Lorsque
pointa le matin de l'an nouveau, il dit : Nous continuerons à accomplir
notre devoir intérieur, sur les lieux qui nous restent encore. L'uvre
de dix années de travail physique et spirituel avait ainsi été
sacrifiée. La Tagung (congrès) des jours suivants fut poursuivie
sans interruption, dans les locaux provisoires de la menuiserie toute proche,
où les menuisiers avaient travaillé à la construction du
Gtheanum. A l'heure prévue au programme, Rudolf Steiner
parut sur un podium rapidement installé et dit : Nous poursuivrons les
conférences comme prévu . Le «
Jeu des Rois Mages » fut même représenté l'après-midi
du 1er janvier, ainsi que le programme l'avait annoncé. »
N'était-ce pas un devoir de riposter, contre-attaquer, se défendre ? Non; c'eût été oublier que la vengeance n'appartient pas à l'homme. Lorsque l'enquête établit que l'incendie était bien d'origine criminelle, la Société ne se porta même pas partie civile. Son auteur avait péri asphyxié dans les flammes que lui-même avait allumées et dont il fut l'unique victime ( Cet homme était un villageois d'Arlesheim que les prédications enflammées du curé contre le Gtheanum avaient fanatisé. Il n'avait rien à faire avec la politique, contrairement à des affirmations fantaisistes). Quand ses restes furent portés en terre, Steiner lui-même prit place dans le cortège, car, s'il a pourtant connu un moment de désespoir, comme l'a confié Albert Steffen qui en fut le témoin, il ignora l'amertume et pratiqua le pardon. Tout ce qui touchait à l'aspect criminel de l'incendie fut, à sa demande, entouré d'un silence absolu, et rares sont ceux qui furent au courant de ce qui aurait pu soulever une émotion incontrôlable. Le trouble des esprits eût fait le jeu de l'adversaire. Toute recherche de sensationnel, toute tendance à dramatiser fut surmontée dans la Société. On avait sous les yeux l'exemple de Rudolf Steiner. Dans ce qu'il faisait ou disait, rien n'exprimait indignation ni rancune, mais seulement le sens tragique de la destinée et l'a pitié pour « ceux qui ne savent ce qu'ils font ». Il n'y eut même rien de changé au programme de l' Assemblée, si ce n'est que le lendemain de l'incendie on se replia sur la Menuiserie, et que bien des yeux étaient rougis. Toutefois il reste un témoignage direct de ce qu'il vécut cette nuit-là : Il traçait parfois sur des carnets de notes le schéma de la prochaine conférence, ou bien laissait passer des sortes de cris du cur qui sont d'autant plus précieux qu'il les a écrits pour lui-même, souvent sous forme poétique. Voici celui qui est daté de ces jours sombres :
Les pensées l'une à l'autre étaient
enlacées,
En créant, dans la joie l'âme prodiguée,
Ce qu'on ressentait en formes exhalées,
L'inspiration grâce à l'art incarnée.
Vas-tu laisser libre cours aux souffrances
Où le destin nous a plongés ?
Les sentiments ont brûlé dans les flammes,
La joie de créer a pris fin
L il ne fixe plus que décombres
On le voit : ce n'est pas une plainte mais le très douloureux constat des contrecoups terribles que les ténèbres peuvent asséner à qui prétend les faire céder devant une lumière nouvelle, une joie d'esprit créatrice. Et sans doute est-ce en pensant déjà aux forces adverses qu'il avait quelques années auparavant tracé ces mots :
Qu'ont à faire vos impostures, vos faces livides
Avec l'exploit que je dois accomplir
Puisque de moi le veulent les Esprits ?
Je me ferai donc l'ennemi de ma propre âme,
M'astreignant à la pensée forte,
Conquise sur un cur craintif,
Car elle est mon vrai soutient, si je le veux.
La perte du premier Gtheanum causa une grande
douleur à Rudolf Steiner. Pour lui, comme pour l'anthroposophie, c'était
là un désastre irréparable. L'ouvrage, qui avait été
élaboré peu à peu, était composé de bois
de différentes sortes, entièrement sculptés; il en était
de même des coupoles peintes; reproduire l'édifice dans son ensemble,
était impossible. Ainsi, la manifestation extérieure de l'impulsion
artistique de Rudolf Steiner avait disparu à jamais... Au sein de la
Société, le désir de reconstruire le Gtheanum
se fit de plus en plus vif. Beaucoup d'illusions se mêlaient à
une grande bonne volonté. Les expériences faites par Steiner au
cours de la dernière phase du développement de la Société,
l'avaient rendu très soucieux. Les ruines du Gtheanum qu'il
voyait chaque jour, lui montraient que l'anthroposophie possédait de
par le monde, des adversaires qui ne reculaient même pas devant le crime
d'incendiaire. Cet amas de décombres était là pour lui
faire comprendre que la Société elle-même, au cours
des dernières années, avait perdu toute
solidité intérieure, qu'elle était, elle aussi, atteinte
d'un mal qui la rongeait à la base et la ruinait. C'est pourquoi
il se mit à penser à une reconstruction, mais une reconstruction
qui correspondrait à un renouveau intérieur de la Société.
La reconstruction n'a de sens que s'il existe derrière
elle, une Société Anthroposophique
consciente d'elle-même, forte et n'oubliant pas sa mission.
D'où provient donc cette « douleur amère
» dont il se fait à lui-même l'aveu comme à mi-voix,
en écrivant ces paroles (Trouvées après sa mort sur un
carnet de notes) d'une simplicité bouleversante :
Je voudrais allumer tous les hommes
à l'esprit du cosmos
pour qu'ils deviennent flammes et de leur être
qu'ils fassent jaillir le feu...
Les autres, ils voudraient dans l'eau du monde
noyer les flammes
pour que tout être pourrisse
et croupisse en lui-même.
O joie si la flamme humaine s'éveille
là où elle dort encore
O douleur amère si l'être humain
est enchaîné alors qu'il voudrait avancer !
Tous ses efforts de l'année 1923 tournèrent autour de cette refonte de la Société. C'est au cours de cette même année qu'il prodigua de nombreux encouragements à l'École Waldorf de Stuttgart. II chercha en particulier à éveiller chez les anthroposophes allemands, « une conscience de soi » par un regard rétrospectif sur les fautes accumulées au cours des dernières années. Il n'entreprit pas moins de dix-huit visites à Stuttgart, alors centre de l'anthroposophie en Allemagne. Il avoua lui-même que les paroles qu'il dut prononcer là-bas, étaient dures. Mais, des voyages à Prague, Oslo, en Angleterre et en Hollande concoururent au même but. Il profita de l'assemblée générale de la Société Anthroposophique Suisse pour faire huit conférences sur le thème : « L'Histoire et les limites du mouvement anthroposophique par rapport à la société anthroposophique. » II en profita également pour dire aux membres ce qu'il attendait d'eux et de quelle façon ils pourraient parvenir à un assainissement de la Société. Quelques-unes de ses exigences furent : vaincre tout esprit de secte; avoir le sens objectif de la réalité dans tous les domaines et le courage de s'opposer à toutes déformations, ou altérations de l'anthroposophie; prendre vraiment conscience de la réalité de l'esprit, afin que l'anthroposophie soit non point un édifice d'enseignement théorique, mais une entité réelle, invisible et vivante.
« Peut-être parlera-t-on moins alors de fraternité, moins d'un amour général pour les hommes, mais cet amour vivra davantage dans les curs et à la façon dont parleront les hommes, au son même de leur voix, on pourra remarquer ce qui les lie à l'anthroposophie, comment, dans la vie, ils servent l'entité invisible de l'anthroposophie. »
La guérison qu'il recherchait ne sera acquise que lorsque les anthroposophes se révéleront par un sentiment finement et nettement caractérisé pour la vérité et le réel si bien que l'on dira :« C'est un anthroposophe. » On verra immédiatement qu'il a le sens de la mesure et qu'il ne va pas plus loin dans ses assertions que la réalité ne le lui permet. Rudolf Steiner, au cours de cette année 1923, a dû avoir de bien tristes pensées. Nous savons qu'il envisagea de se séparer totalement de la Société Anthroposophique et de se retirer avec quelques-uns de ses élèves les plus proches. Il prit cependant la décision contraire : se lier encore davantage à la Société; et cela a dû lui être bien pénible.
La semaine de Noël (1923-1924)
A la Noël 1923, Huit cents membres venus
de nombreux pays, se rassemblèrent sur la colline de Dornach.
La menuiserie, à côté des ruines, était trop étroite
pour accueillir jour après jour cette assemblée. Le chauffage
en était très insuffisant. Mais, tout cela ne gêna personne,
car tous perçurent l'événement spirituel qui se produisit
alors et vers lequel, aujourd'hui encore, les disciples de Steiner se tournent
avec respect.
Lorsqu'en 1913, la Société
anthroposophique fut fondée. Rudolf Steiner n'y était pas
entré officiellement. Il en était le conseiller, le professeur.
mais ni un membre ni un directeur. Mais, voici que dix ans plus tard, il fonde
lui-même la « Société
anthroposophique universelle » dont les sociétés
des pays étrangers devaient être les branches autonomes. Il assume
lui-même la présidence de cette Société. Dans
la conférence d'ouverture, il débuta par cette question :
Que devons-nous prendre pour point de départ de cette semaine de Noël? Et que nous enseignent les expériences des dix années écoulées depuis la fondation de la Société anthroposophique ?
Ses réponses furent:
1. La Société continuera à
exister à condition que je prenne moi-même la direction dans le
respect des formes imposées et que j'assume moi-même la pleine
responsabilité en résultant.
2. La Société anthroposophique universelle
aura son centre au Gtheanum à Dornach.
3. La Société doit ouvrir toutes grandes
ses portes sur le monde afin que tout homme puisse devenir membre s'il cherche
l'anthroposophie et veut la connaître : « La Société
anthroposophique n'est pas une société secrète: elle
est ouverte au public. Tout homme peut en être membre, quelles que soient
sa nationalité, sa condition, sa religion, ses convictions scientifiques
ou artistiques, s'il approuve que l'institution que représente le Gtheanum
à Dornach existe en tant qu'université libre de science
spirituelle. » (Article 4 des « statuts ».)
4. Les statuts d'une telle société doivent
simplement contenir la description de ce qui existe réellement. Ces statuts
ne sont pas édifiés sur des principes ...sur des dogmes, ils sont
basés sur ce qui est purement humain. Il est dit dans ces statuts : «
Ici, à Dornach, il y a un Gtheanum. Ce Gtheanum
est dirigé d'une certaine manière. Au Gtheanum, on
essaye de faire tel et tel travail... »
On croit que ces choses sont secondaires; pour Steiner,
au contraire, elles n'étaient pas sans importance. Il savait trop bien
comme il est facile d'élaborer des programmes, des statuts, qui sonnent
bien; mais, pour lui, il s'agissait avant tout de loyauté, d'efficience
et d'humanité. Aussi, voulait-il éviter toute phraséologie.
5. La conscience de l'époque actuelle exige, pour
tout ce qui se passe, une large publicité. Une société
construite sur des bases solides doit avant tout ne pas aller à l'encontre
de cette exigence. C'est pourquoi, aujourd'hui, nous ne pouvons pas faire autrement
(..) que donner une publicité complète à la Société
anthroposophique universelle que nous allons édifier.
Jusqu'à cette époque, il y avait un grand
nombre d'écrits rédigés d'après les conférences
de Steiner, qui étaient réservés aux membres. A dater de
la semaine de Noël, chacun put les acquérir dans les librairies
publiques.
6. L'homme moderne n'admet pas le dogmatisme. II rejette
tout esprit sectaire. Il a raison. Mais il ne faut pas se leurrer: Il est difficile
d'expulser à bon escient ce sectarisme du sein de la Société
anthroposophique. Mais il faut l'extirper! On ne doit pas en retrouver l'ombre
la plus mince dans la nouvelle Société anthroposophique qui
va être créée et qui doit être une véritable
Société universelle.
7. Toute entrée masquée dans la société
est mauvaise et fait du mal. Ce qu'il y a de nouveau, d'extraordinaire dans
l'anthroposophie et dans tous ses domaines, doit être accepté avec
courage et sans compromis, qu'il s'agisse de l'eurythmie, de l'art de la parole
ou de la médecine.
Ce sont là les points de vue présentés
par Rudolf Steiner lors de la conférence d'ouverture de la Société
anthroposophique universelle, le 24 décembre 1923. Pendant
huit jours on poursuivit les travaux de cette « pierre de fondation
» de la Société anthroposophique universelle, lesquels lui
donnèrent une nouvelle impulsion d'une immense portée. C'est d'ailleurs
à cette même époque que fut fondée l'
École supérieure (ou Université) libre de science spirituelle.
On peut lire à l'article 7 des « Statuts »
de ladite école : « L'établissement
de l'Université libre de science spirituelle incombe tout d'abord à
Rudolf Steiner qui nomme ses adjoints et ses éventuels successeurs. »
II dit là, en quelques mots, qu'il veut prendre aussi en main, personnellement,
cette pièce centrale essentielle de toute action anthroposophique. L'articulation
des deux institutions, Société et Université, est décrite
dans le passage suivant des statuts :
« Le but de la Société anthroposophique est d'encourager les recherches et l'investigation dans le domaine spirituel. Celui de l' Université Libre est cette recherche, cette investigation elle-même. Tout dogmatisme en tout domaine, doit être exclu de la Société anthroposophique. »
Un bureau fut désigné sous la haute autorité de Rudolf Steiner, pour l'aider à diriger la Société. Les personnalités qui le composaient prirent la direction des sections de l'Université libre. Le poète suisse Albert Steffen, représentant et remplaçant du président (vice-président) dirigea la section des lettres. Puisqu'il s'agit de choisir un Suisse en pleine force comme membre du bureau et vice-président, on ne peut en trouver de meilleur qu' Albert Steffen. Marie Steiner, à qui il devait en grande partie la fondation de le première Société (1913), prit la direction de la section des arts de la parole et de la musique. La doctoresse Ita Wegman, médecin hollandais, dirigea la section médicale à laquelle la clinique fut rattachée. La doctoresse Élisabeth Vreede, une Hollandaise également, dirigea la section des mathématiques et de l'astronomie. Le Dr Günther Wachsmuth, secrétaire et trésorier en chef de la Société, dirigea la section des sciences naturelles.
Le but spirituel de Rudolf Steiner, lorsqu'il accomplit la refonte de la Société et de l' Université était lié à l'établissement en Occident, et pour la première fois, d'un nouveau « Centre de mystères » chrétiens modernes, créé publiquement, et grâce auquel les forces guérissantes et stimulantes de l'art, de la science et de la religion, allaient pouvoir se déverser dans la vie de l'humanité. Il repoussa soigneusement toute mauvaise habitude qui cherchait à y pénétrer et ressemblait plus ou moins à la phraséologie, à la routine, au pathos, à l'exaltation romanesque et au mysticisme. A dater de la semaine de Noël 1923, le véritable « ésotérisme » devait pénétrer toute la vie anthroposophique. C'est moins par des paroles que par un travail effectif et par des interventions personnelles que Rudolf Steiner, lors de la nouvelle organisation, cherchait à réaliser ce but élevé. La semaine était sous le signe de Noël. Elle fut marquée par un « mantra » analogue à une prière, que Rudolf Steiner récitait chaque jour :
Lumière, qui réchauffe les curs des
pauvres bergers,
Lumière, qui éclaire les fronts sages des rois,
Lumière divine, Soleil du Christ,
Réchauffe Nos curs, Éclaire Nos fronts
Afin que justes soient les actes inspirés par nos curs
Et justes les buts que nos têtes veulent atteindre.
Ceux qui se rencontrent présentement dans l' Anthroposophie viennent d'horizons différents qui étaient même parfois opposés. Ils en ont gardé un goût d'affrontement qui leur brouille le regard, les empêche de trouver la place juste qui leur conviendrait. De là, comme avant, une surestimation de soi, une ombrageuse critique des autres, autant de gaspillage de forces et de temps, autant d'obstruction au souffle de l'esprit. Et la foule des plus faibles colporte ces déformations en les passionnant comme avant. Rien n'a donc changé sous l'effet de l'impulsion de Noël ? Car, depuis qu'il a unifié en sa personne direction spirituelle et affaires temporelles, sa tâche n'est plus seulement d'instruire les membres mais de les éduquer. Si chacun surmonte sa subjectivité présente pour atteindre une compréhension profonde des lois du Karma, un progrès sera réalisé. Les divergences ne seront plus des prétextes à conflits personnels mais des stimulants pour une approche commune des vérités recherchées par chacun. Le karma de la Société en deviendra plus clair; il s'allégera.
Ces révélations opportunes sont faites juste avant que se produise le choc qui va ébranler la Société, bouleverser chaque membre au plus profond du coeur et le mettre à l'épreuve. En effet, la série sera interrompue par la maladie de Rudolf Steiner; la dernière conférence sera l'ultime adieu. Les éclaircissements qu'il a donnés sur les noeuds karmiques formés entre les individus et un courant comme celui de l' Anthroposophie permettront seuls de deviner ce qui s'est passé lorsqu'à l' Assemblée de Noël il a, avec la présidence, « pris sur lui le karma de la Société ». Quelle signification donner à cette expression ? Jusqu'où s'étend le réseau des responsabilités dont il s'est chargé ? La Société n'est pas seulement l'ensemble des membres qui la composent. Les « Puissances supérieures » devraient trouver en elle un organe privilégié pour leur action présente, une action engagée contre l' Adversaire qui veut murer pour l'homme l'accès au « royaume des cieux ». En elle, des forces extra-humaines s'affrontent. Et l'enjeu de ce combat entre la lumière et les ténèbres, est cette conscience humaine, conscience du bien et du mal, du juste et de l'injuste, du vrai et du faux, si vitale mais si fragile, si essentielle mais si menacée, qui doit être éveillée, fortifiée, sauvée pour le futur de l'évolution. C'est le sort de ce futur qui se joue en ce siècle. L' Anthroposophie est liée étroitement au karma de l'humanité, à un tournant décisif de sa destinée, et l'on ne peut s'étonner si celui qui s'en fait le porteur sert de cible à l'adversaire. Quand il doit arracher à l'esprit ces graines, ces semences qu'on attend de lui, qu'il n'aura pas le temps de voir mûrir mais qui doivent encore être données tant qu'il en a la force, des obstacles sont dressés sur sa route et il doit soutenir des luttes dont il ne livre pas le secret. Il ne fait pas de confidences sur ces nuits au « Jardin des Oliviers ». Mais lorsqu'il s'est ouvert sur quelques aspects de la lutte, chose rare et qui prend pour nous une valeur extraordinaire, ce qu'il en a dit laisse deviner qu'elle laisse loin derrière elle les difficultés extérieures. On peut citer, par exemple, ce qu'il a dit un jour de ce problème : avoir la vision d'une vérité spirituelle mais pas de mots pour l'exprimer :
« Les grandes questions qui concernent la vie étaient visibles derrière les coulisses, dans la sphère de Michaël. Mais l'on recevait cette leçon : une grande distance sépare la question qu'on perçoit dans son cur et les mots pour en parler... Les questions dont je parle continuaient de vivre en mon âme et sont ainsi entrées dans le XXè siècle... Même au sein du mouvement anthroposophique, bien des choses ont dû continuer à rester ainsi portées dans l'âme. Du nombre furent principalement les vérités qui ont trait aux événements historiques. Je n'ai reçu la possibilité d'en parler que depuis quelques mois. C'est pourquoi j'ai pu parler sans réserve de certains enchaînements de vies successives et le ferai encore. Car ces choses font partie du mystère de Michaël oui se dévoile à l'heure actuelle... Depuis l' Assemblée de Noël, je puis révéler non pas des choses nouvelles (en occultisme on ne peut pas communiquer un jour ce qu'on a découvert simplement la veille), mais ces choses que jusqu'ici les démons (adversaires de Michaël) ne m'avaient pas laissé dire. »
On le comprend maintenant : la décision de livrer aux hommes certaines connaissances dont ils doivent être informés pour apprendre à se conduire l'ont inséré dans un combat dont il a accepté de « porter le karma ». Ita Wegman devait se souvenir plus tard de quelques mots qui éclairent cette situation. Il avait dit : « Si l'impulsion de Michaël n'est pas reçue, alors agiront les démons anti-michaëliques. Que s'ensuivrait-il ? Alors devra s'accomplir le karma », avait-il répondu.