Enfance et adolescence

Rudolf Steiner naquit à Kraljevec en Hongrie, le 27 du mois de Février 1861, à la frontière de l'Europe centrale et de l'Europe orientale. Cette réincarnation se situait dans une atmosphère d'aube, au prime printemps, entre trois et quatre heures du matin, quand le ciel laisse présager le retour du soleil. Né de parents autrichiens, il ressentit toute sa vie la polarité de l'ouest et de l'est. Mes parents étaient enfants de ce beau pays boisé : la Basse-Autriche, au nord du Danube. Cette région de l'Autriche, isolée du monde a été pendant longtemps, épargnée par les influences destructrices de la civilisation. Son père, Johann Steiner (1829-1910) était né à Géras et sa mère, Franziska Steiner-Blie (1834-1918), à Horn, petites localités perdues dans la forêt de la Basse-Autriche. Son père a passé son enfance et sa jeunesse en relation étroite avec l'ordre des Prémontrés de Geras, il était un homme foncièrement bienveillant, malgré un tempérament explosif, surtout lorsqu'il était jeune. Il faisait sont service par devoir, plutôt que par amour. Sa vie n'avait rien d'enchanteur; elle était plutôt monotone. Par contre il prenait du plaisir à suivre les événements politiques auxquels il portait le plus vif intérêt. Son père était garde-chasse du Comte Hoyos, qu'il quitta pour devenir télégraphiste du réseau ferroviaire sud-autrichien. Après avoir travaillé dans une petite gare de la Styrie Méridionale , il fut envoyé à Kraljevec,  à la frontière Hongro-croate. C'est alors qu'il épousa ma mère : Franziska Blie, qui descendait d'une ancienne famille de Horn.Les conditions d'existence étant très précaires, sa mère se consacra entièrement au ménage. Ses journées étaient remplies par les soins dévoués qu'elle prodiguait à ses enfants et à son modeste intérieur. Deux jours après sa naissance, R. Steiner fut baptisé à l'église catholique voisine. 

La famille Steiner ne demeura à Kraljevec qu'un an et demi; puis le père fut envoyé à Mölding, près de Vienne, où ils restèrent six mois; après quoi, il fut chargé de la direction de la petite gare de Pottschach sur le réseau de Semmering. C'est là que le jeune garçon passa son enfance entre deux et huit ans. R. Steiner se souvient avec joie de cette période de sa vie : Mon enfance se déroula dans un cadre merveilleux. La vue s'étendait jusqu'aux montagnes qui relient la Basse-Autriche à la Styrie : le Schneeberg, le Wechsel, la Raxalpe et le Semmering. Les rayons du soleil effleuraient le sommet pierreux du Schneeberg, et s'élançant de la montagne, venaient scintiller sur la petite gare, premier salut matinal des plus beaux jours de l'été. L'arête grise et acérée du Wechsel contrastait gravement avec le paysage; les montagnes jaillissaient de la verdure souriante. Dans le lointain, j'apercevais les cimes dans toute leur majesté, et, tout autour de moi, je contemplais la douceur et la grâce de la nature. A la famille, vinrent s'ajouter au cours de ces années, une sœur et un frère. L'arrivée et le départ des trains, la sonnerie des signaux, le cliquetis saccadé des télégraphes, réglaient la vie et le cours des jours. En ce temps-là, dans cette région, les trains ne passaient qu'assez rarement, mais, lorsqu'ils arrivaient, les gens du village se rassemblaient à la gare; c'était un divertissement dans leur vie monotone; on y voyait le maître d'école, le prêtre, l'intendant de la ferme seigneuriale et souvent même le maire. L'arrivée du train de Vienne était, chaque jour, un événement qui attirait les notables et enchantait les enfants. Dans cette atmosphère, le jeune Steiner prit tout naturellement conscience de l'opposition qui existe entre la nature et la technique. Il apprit à connaître l'effet salutaire de la nature dans toute sa pureté et la puissance attrayante de la technique : Je pense que le fait d'avoir passé mon enfance dans de telles conditions, fut pour moi d'une très grande importance. J'étais très intéressé par tout ce qui avait un rapport quelconque avec la mécanique; pourtant je me souviens à quel point mon âme d'enfant éprouvait d'attraits pour la douceur et la générosité de la nature, tandis que, dans le lointain, disparaissaient les trains soumis aux lois de cette mécanique qui assombrissait la clarté de mon âme.

Pour compléter le tableau de la vie de Rudolf Steiner enfant, il faut souligner deux autres facteurs importants l'école et l'église; le maître et le prêtre. Après s'être brouillé avec le maître d'école qui ne semblait pas très capable, le père décida de s'occuper lui-même de l'éducation de son fils. Je passais donc des heures auprès de lui dans son bureau, à lire et à écrire pendant qu'il vaquait à ses propres affaires. Cette expérience n'obtint pas les résultats escomptés. L'attention de l'enfant était beaucoup plus attirée par le trafic des trains, que par les premiers essais d'écriture. Il s'amusait avec la boîte de sable à sécher l'encre et aimait tailler les plumes d'oie, mais les lettres de l'alphabet le laissaient indifférent.

Le curé de Saint-Valentin, un village voisin, rendait chaque jour visite à la famille Steiner. C'était un original, et en même temps le type même de l'ecclésiastique libéral, tolérant, plein de bonhomie. Il goûtait la plaisanterie, aimait raconter des histoires et était heureux lorsque l'on riait autour de lui. II s'entendait même en recettes de cuisine. Il critiquait les institutions de l'Église et un vague air d'hérésie flottait autour de lui. Cependant, ses critiques avaient un certain humour et pas le moindre fanatisme. Cet aimable Autrichien n'était vraiment pas un rigide réformateur.

A mesure que l'enfant s'éveille, le double caractère qui va marquer toute sa vie s'affirme : il plonge à la fois dans le monde sensible et dans les mondes spirituels. Il converse avec l'esprit des choses naturelles plus facilement qu'il ne peut s'exprimer en paroles avec les siens. Les morts ne sont pas non plus, pour son regard d'enfant, les ombres invisibles qu'ils sont pour nous. Ce n'est pas cette clairvoyance qui fait l'exception d'une nature comme celle de Rudolf Steiner, mais plutôt le fait que ces visions ne le troublent pas; ils les observe et y pense longuement. Ce qui le trouble bien davantage, c'est d'être le seul à les voir ; très vite il a compris qu'il ne serait pas bien de les raconter à ceux qui ne les voient pas et se contenteraient d'en rire. Tant qu'il ne peut pas faire comprendre qu'elles sont là, plus vraies, plus réelles que les objets familiers, tant qu'il ne peut pas « prouver » leur vérité, il sent qu'il doit se garder d'en parler. A sept ans, le petit garçon répartit déjà son univers en deux catégories : les choses et les êtres que tous les hommes voient, et ce qu'il est seul à voir.

Neudörfl

Rudolf Steiner avait huit ans lorsque sa famille quitta Pottschach pour le petit village hongrois de Neudörfl, juste en bordure de la Basse-Autriche où coule la Laytha qui marque la frontière. La gare qui fut confié à son père se trouve au bout du village. Elle était à une demi-heure de marche de la rivière, au-delà de laquelle il fallait encore une demi-heure de marche pour atteindre Wiener-Neustadt. Ce déménagement le rapprochait un peu de la « civilisation ». Les Alpes, qui lui étaient si chères et qu'il voyait de si près à Pottschach, s'effaçaient dans le lointain. Le massif des montagnes « Rosalies » au flanc desquelles était accroché Neudörfl, le faisait souvenir de « son paradis de forêt désormais perdu ». Plus collines que montagnes, elles formaient un bel écran protecteur devant la Hongrie et ses plaines immenses. La vue, du haut des « Rosalies » embrassait tout le bassin viennois avec, au premier plan, Wiener-Neustadt, petit centre industriel très actif.

L'enfant aimait ces forêts car on y trouvait des mûres, des framboises et des fraises, et c'était une joie profonde, après une heure et demie de cueillette, de rapporter un beau dessert pour le repas familial, qui d'ordinaire ne se composait que d'une tartine ou bien d'un morceau de pain et de fromage. A une demi-heure de Neudörfl, Sauerbrunn possédait une source d'eau ferrugineuse riche en acide carbonique. Le chemin longeait la voie ferrée et traversait de belles forêts. Pendant les vacances, je m'y rendais chaque jour de très bonne heure, muni d'un récipient en terre cuite appelé « Blutzer », contenant environ trois à quatre litres. Il était permis de le remplir gratuitement à la source, ainsi, ma famille, à midi, buvait une eau pétillante et délicieusement pure. Du côté de Wiener-Neustadt et, plus loin, en direction de la Styrie, les montagnes s'abaissent dans la plaine où serpente la Laytha. Sur la pente était situé un couvent de Rédemptoristes. Lors de mes promenades je rencontrais souvent les moines. Je me souviens encore combien j'aurais aimé qu'ils m'adressent la parole. Ils ne le firent jamais. Je gardais de ces rencontres une impression vague mais solennelle, qui persistait longtemps en moi. J'avais neuf ans quand l'idée s'implanta en moi: la mission de ces moines concerne sans doute des choses importantes que je dois apprendre à connaître. Là encore se posaient à moi beaucoup de questions qui restèrent sans réponse. A vrai dire, tous ces problèmes sur tant de sujets faisaient de moi un garçon bien solitaire. La famille Steiner vivait donc très simplement; la situation financière de ses parents était une lutte continuelle contre le manque d'argent dû au maigre traitement des petits employés du chemin de fer. Et il ajoute : Ils étaient toujours prêts à donner leur dernier kreutzer pour le bien de leurs enfants, mais en fait, bien souvent, l'argent manquait.

A Neudörfl, il fréquenta l'école du village (maintenant désaffectée) qui se trouve dans la rue principale : entre les deux rangées de maisons coulait un petit ruisseau, bordé de magnifiques noyers. Les enfants de l'école instaurèrent toute une hiérarchie à propos de ces noyers. Lorsque les noix commençaient à mûrir, ils essayaient de les faire tomber en jetant des cailloux, et se constituaient ainsi des provisions pour l'hiver. En automne, on ne parlait guère d'autre chose que de la quantité de noix que l'on avait ramassée. Celui qui en avait le plus jouissait de la plus haute considération de la part de ses camarades. Puis venaient graduellement ceux dont les trésors étaient moindres. J'étais le dernier car, en ma qualité d' « étranger au village », je n'avais pas le droit de me classer dans cette hiérarchie.

La gare où habitait la famille Steiner, se trouvait un peu au-dessus du village, comme l'Église et son cimetière, si bien que le court chemin quotidien qu'empruntait l'enfant pour se rendre à l'école, passait toujours devant l'église, et tout ce qui se passait à l'école se rattachait indirectement à l'église. Cinq classes de garçons et de filles se trouvaient réunies dans la même salle pendant les cours, ce qui était normal à l'époque pour une école de village. Le maître d'école faisait de rares apparitions, car il était en même temps le notaire du pays et c'est le maître-adjoint qui avait la responsabilité de l'enseignement. Chez ce dernier, le jeune Rudolf découvrit un jour un livre de géométrie. Instant très important... Je m'y plongeai avec enthousiasme. Des semaines durant, mon âme fut envahie par les problèmes des coïncidences et des similitudes de triangles, de carrés et de polygones... Je me creusais la tête me demandant où les parallèles pouvaient bien se rencontrer... Le théorème de Pythagore me fascinait. J'étais empli d'une joie intérieure profonde, à l'idée de pouvoir saisir quelque chose de purement spirituel. Je sais que grâce à la géométrie, j'ai pour la première fois connu le bonheur.

L' idée que l'âme pouvait ressentir des formes issues d'une contemplation purement intérieure sans avoir besoin de recourir à l'expérience sensible lui procura une très grande satisfaction. Quelle consolation après l'attitude dans laquelle il avais été plongé par tant de questions restées sans réponse ! Un bonheur profond l'envahit à l'idée que l'on pouvait saisir quelque chose par la pure expérience spirituelle. Je sais que c'est par la géométrie que j'ai connu le bonheur pour la première fois. Il crois voir, dans ses rapports avec la géométrie, le premier germe d'une conception qui s'est peu à peu développée en lui. Plus ou moins inconsciemment, il la portais déjà en lui pendant mon enfance, mais ce n'est qu'autour de sa vingtième année qu'elle prit une forme précise et entièrement consciente.

Il se disais alors: les objets et les événements que les sens perçoivent se situent dans l'espace. Mais, de même que cet espace est au dehors de l'homme, il existe au dedans de lui une sorte d'espace psychique qui est le théâtre d'entités et d'événements spirituels. Pour lui, les pensées n'étaient pas simplement des images que l'homme se fait des choses, mais il y voyais des manifestations d'un monde spirituel au sein de cet espace psychique. La géométrie lui apparaissait alors comme un savoir qui, selon les apparences, serait produit par l'homme, mais qui néanmoins a une signification toute indépendante de lui. Étant enfant, je ressentais bien, sans pourtant parvenir à le formuler clairement, que la connaissance du monde spirituel s'acquiert de la même façon que la géométrie. La réalité du monde spirituel était pour moi aussi certaine que celle du monde sensible. Toutefois, j'avais besoin de justifier d'une certaine façon cette manière de voir. Je désirais pouvoir me dire que l'expérience du monde spirituel n'est pas moins réelle que celle du monde sensible. On peut, me disais-je, accéder en géométrie à un savoir que l'âme seule, par sa propre force, peut expérimenter. Ce sentiment fut pour moi la justification de mon expérience du monde spirituel et me permit d'en parler comme du monde sensible. Et j'en parlais ainsi. J'avais en moi deux sortes de représentations qui, bien que vagues, jouaient un rôle important dans mon âme dès avant ma huitième année. Je distinguais les choses et les entités « que l'on voit » de celles « que l'on ne voit pas ».

Il semble presque incroyable qu'un enfant de neuf ans puisse faire de telles expériences, et pourtant, celle-ci est typique de Rudolf Steiner. Toute sa vie le confirme. Enfant, je sentais déjà, sans pouvoir évidemment le formuler clairement, qu'il fallait avoir en soi la connaissance du monde spirituel, comme on avait en soi la géométrie, car la réalité du monde spirituel était tout aussi évidente pour moi que celle du monde sensible. Mais je devais justifier cette conception. Je voulais pouvoir me dire que l'expérience du monde spirituel n'était pas plus illusion que celle du monde sensible. Deux conceptions se faisaient face en moi; et quoique encore vagues, elles jouaient déjà un grand rôle dans mon âme avant ma huitième année : je distinguais les choses et les êtres « que l'on voit » de ceux « que l'on ne voit pas »... Le maître-adjoint de Neudörfl me fournit, grâce à son livre de géométrie, la preuve de l'existence du monde spirituel dont j'avais besoin.

Sur les contreforts des Alpes s'élevaient les deux châteaux de Pitten et de Frohnsdorf. A l'époque, ce dernier était habité par le comte de Chambord qui, au début des années soixante-dix, avait voulu devenir Roi de France sous le nom de Henri V. Là, on voit entrer des personnages mystérieux : ce sont les membres d'une loge maçonnique secrète dont un jour en passant il a vu par la porte entrouverte les symboles énigmatiques. Tout ce qui concernait ce château m'impressionnait vivement. Le comte et sa suite prenaient souvent le train à Neudörfl. Tous ces personnages attirèrent mon attention. Je fus plus particulièrement impressionné par un homme de cette suite. II n'avait qu'une seule oreille; l'autre avait été coupée net. Il portait ses cheveux nattés. J'appris alors pour la première fois ce qu'était un duel. Cet homme avait perdu son oreille en se battant.

Il y avait à Neudörfl une loge maçonnique. Pour les villageois elle était entourée de secrets, et les légendes les plus extravagantes allaient bon train. Le rôle prépondérant dans cette loge était assumé par le directeur d'une fabrique de matières inflammables. Parmi ceux qui, dans son entourage, s'en occupaient directement, il y avait aussi un autre directeur de fabrique et un marchand d'habits. Au demeurant on ne s'apercevait du rôle joué par la loge que par l'arrivée épisodique d'étrangers « venant de loin » et qui paraissaient très peu rassurants aux habitants du village. Le marchand d'habits était un homme étrange. Il marchait toujours la tête baissée, comme absorbé dans ses pensées. On l'appelait le « simulateur ». Cette singularité empêchait ou décourageait toute approche. La loge maçonnique était installée dans sa maison. Je n'ai jamais pu trouver de rapports justes avec cette loge. L'attitude des personnes de mon entourage m'empêcha de poser des questions. Je fus également heurté par les discours absurdes que le fabricant de matières inflammables tenait au sujet de l'église. Un dimanche, le curé fit un sermon ou il parla des ennemis de la vérité en se servant d'images manifestement empruntées à la loge: « Mes chers chrétiens, n'oubliez pas que tout franc-maçon ou juif est un ennemi de cette vérité ». Les villageois comprirent que le curé avait désigné le fabricant et le marchand d'habits.

Le maître auxiliaire de Neudörfl, Heinrich Gangl rédigeait d'innombrables requêtes adressées au comte de Chambord en faveur des habitants les plus déshérités du village et des environs. A chaque requête le comte répondait par l'octroi d'un florin dont le maître auxiliaire retenait toujours six kreutzers pour sa peine. Il avait besoin de ce revenu, car son emploi ne lui rapportait que cinquante-huit florins par an. Il avait de plus son café du matin et son repas de midi assurés chez « le maître d'école  ». II donnait également des « leçons privées » à une dizaine de garçons dont R. Steiner. Ceci lui rapportait un florin par mois.

Cet homme fut à l'origine des impulsions artistiques de Rudolf Steiner; il dessinait et initia le garçon au dessin au fusain, Je dois beaucoup à ce maître auxiliaire. C'est lui qui m'apporta l'élément artistique. Il jouait du violon et du piano. Il dessinait beaucoup. Dès l'âge de neuf ans il m'incita à dessiner au fusain. Sous sa direction j'avais à copier des images. J'ai, entre autre passé beaucoup de temps à reproduire un portrait du comte Szechenyi. Il était non seulement organiste à l'église, mais aussi sacristain, chargé des chasubles et de l'entretien des objets du culte. Il aidait le prêtre à célébrer les offices. Nous, les enfants de l'école, devions servir la messe et chanter dans le chœurà l'office des morts et aux enterrements. La solennité de la langue latine et de la célébration du culte était un élément dans lequel mon âme enfantine s'épanouissait. Je participai activement au service de l'église jusqu'à ma dixième année, et de ce fait, me trouvais souvent aux côtés de ce prêtre que j'aimais beaucoup.

J'ai gardé le souvenir de la célébration du culte uni à celui de la solennité musicale de l'offertoire qui avaient fait jaillir en mon esprit l'énigme de l'existence. La façon dont le prêtre célébrait le culte, devenant l'intermédiaire entre le Monde sensible et le monde suprasensible, frappait beaucoup plus mon âme que l'enseignement de l'histoire sainte et du catéchisme. Ce ne fut jamais pour moi un simple spectacle, une formalité, mais bien une expérience intime et profonde, d'autant plus forte que dans la maison familiale, j'étais devenu « un étranger », mon père, libre penseur, ne me prodiguant aucun encouragement en ce qui concernait mes relations avec l'église, et ne s'intéressant pas à  mes activités.

Les préoccupations politiques de mon père contrastaient avec mon monde à moi. Il y avait un autre fonctionnaire qui venait à Neudörfl pour relayer mon père dans son service tous les deux ou trois jours. Il habitait dans une petite gare dont il avait la charge. Pendant leurs soirées libres, ils parlaient politique. Cela se passait autour de la table près de la gare, sous deux tilleuls superbes et majestueux. Toute la famille s'y réunissait, ainsi que le remplaçant étranger. Ma mère tricotait ou faisait du crochet; mon frère et ma sœur s'amusaient. Quant à moi, je m'asseyais souvent à la table et j'écoutais les propos politiques interminables de ces deux adultes. Cependant mon intérêt ne portait jamais sur le contenu de leurs discussions, mais sur la tournure que prenait l'entretien. Le désaccord était constant: si l'un disait oui, l'autre répondait non. Les discussions étaient toujours violentes, voire passionnées, et cependant, puisque telle était la nature de mon père, le ton de bonhomie ne faisait jamais défaut.

A ce petit cercle constitué fréquemment par les notables, se joignait occasionnellement un docteur de Wiener-Neustadt. Il soignait un grand nombre de malades dans le village qui n'avait pas de médecin. Il faisait à pied le chemin de Wiener-Neustadt à Neudörfl, après ses visites il venait à la gare pour y attendre le train du retour. Cet homme passait pour un original auprès de la famille de Rudolf Steiner, comme d'ailleurs aux yeux de la plupart des gens. II ne parlait pas volontiers de sa profession; il préférait s'entretenir de littérature allemande.

C'est par lui que j'entendis prononcer pour la première fois les noms de Lessing, de Goethe et de Schiller. Dans ma famille on ne les connaissait pas. Je ne les ai pas davantage entendu mentionner à l'école du village. On ne s'occupait que de l'histoire hongroise. Le curé et le maître auxiliaire ne témoignaient pas le moindre intérêt pour les sommités de la littérature allemande. C'est donc grâce à ce médecin de Wiener-Neustadt qu'un monde tout nouveau entra dans l'horizon de mes préoccupations. Il s'intéressait volontiers à moi et, après s'être reposé un court instant sous les tilleuls, il me prenait souvent à part; nous nous promenions de long en large sur la place de la gare, et il me parlait de la littérature allemande, non en professeur, mais avec d'autant plus d'enthousiasme. Il me faisait part, en même temps, de toutes sortes de réflexions sur la nature du beau et du laid. Tout au long de mon existence il m'est resté une impression forte de ce médecin à la silhouette élancée et à la démarche énergique, portant toujours dans la main droite son parapluie ballottant au rythme de son pas. A sa gauche il y avait ce garçon de dix ans qui buvait ses paroles.

Ce sont d'ailleurs les convictions du père qui empêchèrent le jeune garçon de se faire confirmer. En face de l'école se trouvait le presbytère où habitait le curé, Franz Maraz, chargé de surveiller l'enseignement; il venait également deux fois par semaine nous donner des leçons d'instruction religieuse. L'image de cet homme se grava profondément dans mon âme. Il est de loin l'homme le plus remarquable qu'il m'ait été donné de rencontrer jusqu'à ma dixième ou onzième année. C'est à lui que je dois une expérience qui eut une grande influence sur mon orientation ultérieure. Il vint un jour à l'école, rassembla les élèves les plus avancés au nombre desquels il me comptait, dans la petite salle des professeurs, déploya un dessin qu'il avait exécuté et d'après ce dessin, nous expliqua le système universel de Copernic. Il nous parla d'une façon très vivante du mouvement de la terre autour du soleil, de la rotation des axes, de l'inclinaison de l'axe terrestre, des saisons et aussi des zones différentes de la terre. Ces explications m'enthousiasmèrent tellement que je passais des journées entières à reproduire son dessin. Il me donna par la suite des leçons particulières sur les éclipses de Lune et de Soleil, si bien que durant cette période, tout mon intérêt se concentra sur ce sujet.

Rudolf était d'autre part très intéressé par tous les services de la gare. En regardant fonctionner le télégraphe, il fit connaissance avec les lois de l'électricité. Il apprit même à télégraphier.

Wiener-Neustadt

Dès sa onzième année, Rudolf Steiner fréquenta l'école secondaire de Wiener-Neustadt. Il devait prendre le train chaque jour pour se rendre à l'école, mais ce n'était souvent pas possible, parce que la voie ferrée étant en mauvais état. il arrivait que les trains manquassent. Il faisait alors le chemin à pied. Neudörfl se trouvait en Hongrie tandis que Wiener-Neustadt était en Basse-Autriche; c'est la Leitha, le fleuve frontière, qui séparait les deux villes. Le jeune garçon passait donc chaque jour de Transleithanie en Cisleithanie (appellations officielles des territoires autrichiens et hongrois). Par beau temps, le parcours prenait environ une heure, mais en hiver le chemin était entièrement enneigé et il lui fallait se frayer péniblement un passage dans la neige en s'enfonçant parfois jusqu'aux genoux. Au début, sa petite sœur Léopoldine vient le soir à sa rencontre et l'aide à porter le lourd cartable gonflé de livres. Plus tard, Rudolf Steiner se souvint de cette dépense d'énergie physique et y vit la raison de la bonne santé dont il jouit toute sa vie. Le train de retour qu'il prend parfois le soir pour rentrer chez lui passe très tard. Afin qu'il ne perde pas son temps, le chef de gare de Wiener-Neustadt lui ouvre un wagon sur une voie de garage. C'est dans cette cellule improvisée, qu'il s'assimile la connaissance du latin, du grec, de tout ce qui n'était pas au programme de l'École Technique, principalement chargé en matières scientifiques.

Il se trouva qu'un des employés qui remplaçait son père dans son service savait faire de la reliure.  C'est lui qui lui montra comment relier les livres. Pendant mes vacances, entre la quatrième et la cinquième classe, j'eus ainsi la possibilité de relier moi-même mes manuels scolaires. Pendant ces mêmes vacances, j'appris la sténographie sans que personne ne me l'eût enseignée. Cela ne m'empêcha pas de suivre les cours de sténographie qui furent donnés à partir de la cinquième classe.

Les occasions de se consacrer aux travaux pratiques ne manquaient pas. A proximité de la gare, ses parents disposaient d'un modeste jardin avec des arbres fruitiers, ainsi qu'un petit champ de pommes de terre. Son frère, ma sœur et lui cueillaient les cerises, assuraient les travaux de jardinage, préparaient les plants de pommes de terre, bêchaient le champ et récoltaient les pommes de terre.

Vers l'âge de quinze ans, il eut l'occasion de voir plus souvent le médecin de Wiener-Neustadt. Je l'aimais beaucoup pour la bienveillance qu'il m'avait témoignée lors de ses visites à Neudörfl. Je passais souvent à pas de loup devant l'appartement qu'il habitait au rez-de-chaussée, à l'angle de deux ruelles étroites de Wiener-Neustadt. Un jour, il était justement à la fenêtre. Il m'invita à entrer dans sa chambre. Je trouvai chez lui une bibliothèque qui me semblait « énorme » . Une fois de plus il me parla de littérature; puis saisissant « Minna von Barnhelm » de Lessing, il me conseilla de lire cet ouvrage et de revenir ensuite chez lui. Il continua ainsi de me prêter des livres, me permettant de venir le voir de temps à autre. Chaque fois que je lui rendais visite, je devais lui donner les impressions que ces lectures avaient produites sur moi. C'est ainsi qu'il devint pour ainsi dire mon professeur de littérature et de poésie. On ne parlait pas de littérature à la maison, guère plus à l'école, mis à part quelques extraits lus occasionnellement. Grâce à ce médecin si enthousiaste pour tout ce qui est beau, j'appris surtout à connaître Lessing.

Un autre événement influença profondément son existence. Je découvris les livres d'initiation mathématique pour autodidactes, de Lübsen. J'eus ainsi l'occasion de me familiariser avec la géométrie analytique, la trigonométrie et même le calcul différentiel et intégral. Cela se passa bien avant d'en entendre parler à l'école. Je. fus ainsi en mesure de reprendre la lecture du livre sur « Le mouvement général de la matière considéré comme la cause première de tous les phénomènes de la nature » Mes connaissances mathématiques m'en facilitaient maintenant la compréhension. Entre temps d'ailleurs, des cours de chimie étaient venus s'ajouter à ceux de la physique, ce qui suscita en moi de nouvelles énigmes de connaissance. Le professeur de chimie Hugo von Gilm, que nous appelions toujours « Herr Doktor », était le frère du délicat poète tyrolien Hermann von Gilm. C' était un homme remarquable. Son enseignement était presque exclusivement expérimental. Il parlait peu. Il laissait aux phénomènes naturels eux-mêmes le soin de s'exprimer. Ce professeur était un de ceux que nous préférions. Selon nous, quelque chose de particulier le distinguait. Je découvris occasionnellement le livre l'Histoire Universelle , de Rotteck. La chaleur avec laquelle Rotteck saisissait et dépeignait les faits historiques me passionna. Deux autres historiens, firent sur moi une profonde impression. Il s'agit de Johannes von Müller et de Tacite. C'est ainsi que se déroulèrent les trois dernières années des sept années passées au collège technique.

Mais la vie dans une ville lui paraissait difficile. Autant il se sentait en union avec la vie des bois et des champs, autant il se sentait en sécurité dans le domaine intérieur des mathématiques et dans celui de la pensée, autant, dans le monde extérieur et l'agitation de la ville, il se sentait abandonné. Tout ce qui pouvait se passer dans ces maisons serrées les unes contre les autres, et dans ces rues, me laissait rêveur. Trouver la même sécurité dans le monde sensible de la cité que dans le monde spirituel le préoccupa durant vingt années.

Un jour, un article du directeur de l'école, Heinrich Schramm, intitulé « De la force d'attraction comme conséquence du mouvement », lui tomba entre les mains. Il ne le comprit pas complètement, car il traitait de mathématiques supérieures et de calcul d'intégrales; mais il franchit rapidement cet obstacle grâce à un effort constant et l'encouragement de deux professeurs, qui s'occupèrent tout spécialement de lui : Laurenz Jelinek, physicien et mathématicien, et Georg Kosak, professeur de géométrie. Grâce à leur enseignement et à un travail personnel intensif, cet enfant qui n'avait alors que douze ou treize ans, arriva à une connaissance remarquable de la géométrie descriptive et du calcul des probabilités. Il dit lui-même qu'à cette époque « il s'enivra de géométrie ».

Georg Kosak était le maître qui répondait vraiment à l'idéal dont mon âme était pleine. Il était un exemple à suivre. Son enseignement était d'une ordonnance parfaite et d'une grande clarté. Il construisait et développait son sujet si clairement que le suivre était un bienfait pour la pensée.

Les aptitudes du jeune Steiner furent bientôt reconnues par la direction de l'école si bien qu'à partir de la 4è classe il eut, en géométrie descriptive et en dessin des notes que personne n'avait jamais obtenues. D'autre part, entre seize et dix-sept ans, il avait déjà assimilé toutes les œuvres de Kant et découvrait un monde entièrement neuf au fur et à mesure qu'il avançait dans l'étude de la philosophie. En effet, à cette époque, toutes les œuvres qui jusqu'alors étaient demeurées l'exclusivité des savants et des chercheurs, furent mises à la portée du public sous forme de livres à bon marché, intitulés : « Réclame-Bibliothèque ». Il put donc, dès quatorze ans, se procurer la Critique de la raison pure, de Kant. Comme les cours d'histoire de son professeur l'ennuyaient, mais qu'il avait besoin de son temps libre pour faire ses devoirs, il eut l'idée de détacher une à une les pages de son livre d'histoire et d'y insérer soigneusement celles du livre de Kant. C'est ainsi que, consciencieusement, il étudia les œuvres de Kant durant les cours d'histoire.

Il fait à ses camarades l'effet d'un écolier sage et un peu distant que n'intéressent pas les photos risquées que l'on se passe en cachette et qui, au lieu de se promener avec eux sur le Cours, préfère aller lire les philosophes dans son wagon solitaire.

L'adolescent qui avait appris à connaître la clarté du raisonnement par les mathématiques, et pour qui la pensée lumineuse et transcendante était devenue un besoin vital, chercha alors à établir un lien entre cette même pensée et l'enseignement de la religion. N'ayant jamais douté de l'existence ni de l'importance du monde spirituel, il vivait avec enthousiasme et dévotion les enseignements religieux auxquels il accédait par la lecture de livres sur la dogmatique, la symbolique et l'histoire de l'Église.

A quinze ans, il donnait des leçons particulières à des élèves de sa classe ou des classes inférieures, afin de contribuer dans une certaine mesure aux sacrifices que faisaient mes parents pour mon éducation. Ces leçons particulières m'enseignèrent beaucoup à moi-même.

Son père, qui désirait faire de lui un ingénieur, ne l'avait pas envoyé au lycée, mais au collège technique. si bien qu'il ne connaissait pas les langues classiques. Il ressentit fortement cette lacune et pour la combler j'achetai des grammaires grecque et latine et suivis ainsi secrètement l'enseignement du lycée, à côté de celui du collège technique. Cet auto-enseignement lui permit lorsqu'il devint étudiant à l'université de donner des leçons particulières de latin et de grec aux lycéens.

La guerre russo-turque (1877 à 1878) était alors un sujet de discussions fréquentes en famille. Le fonctionnaire qui tous les trois jours relayait son père, était un original. Il arrivait toujours à son service avec un énorme sac de voyage. Celui-ci contenait de volumineux paquets de manuscrits. Il s'agissait d'extraits de livres scientifiques les plus divers. Progressivement il  les donna à lire au jeune Rudolf. Je les dévorais. II s'entretenait avec moi des différents sujets. Il possédait effectivement une connaissance étendue, bien que chaotique, de tout ce qu'il avait recopié. Avec mon père il parlait de politique. Il prenait fermement parti pour les Turcs. Mon père, par contre, prenait avec ardeur la défense des Russes, car il était de ceux qui gardaient à l'égard de ces derniers un sentiment de reconnaissance pour les services rendus aux Autrichiens lors de l'insurrection hongroise (1849).

En 1879, à dix-huit ans, il fut reçu bachelier, avec mention honorifique. Son diplôme est conservé à l'école et mentionne que « sa conduite morale a été exemplaire ».